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Exit le gazon «parfait», place à la biodiversité

Si la tendance est de laisser pousser les pissenlits en mai sur les terrains, plusieurs municipalités emboîtent le pas à un nouveau mouvement qui vise à gérer différemment l'entretien des terrains, publics comme privés.

CHRONIQUE / Si vous vous promenez du côté de Nicolet cet été, vous entendrez probablement beaucoup moins la mélodie des tondeuses à gazon. La Ville a récemment modifié son règlement municipal afin de permettre aux gens de faire une gestion différente de l’entretien de leurs terrains privés, avec un projet pilote permettant les îlots de biodiversité. Autrement dit, les citoyens prenant part à ce projet ne seront plus tenus de couper leur gazon lorsqu’il atteindra 20 centimètres, et pourront aussi y cultiver les fleurs sauvages, plantes indigènes et exotiques de même que les petits fruits.


L’époque où chacun entretenait sa pelouse de façon à la rendre digne d’un terrain de golf est révolue. Alors que le mois de mai et son Défi-pissenlits bat son plein, des municipalités d’un peu partout empruntent de plus en plus un virage de gestion de l’entretien paysager différent sur le long terme, non seulement par souci d’économie budgétaire, mais surtout parce qu’on comprend mieux le rôle que jouent ces îlots de biodiversité pour l’environnement et les changements climatiques. Et si certains tardent à embarquer dans le mouvement, d’autres n’hésitent pas à prendre le leadership, au risque de froisser les citoyens les plus conservateurs.

«Il ne s’agit pas de ne plus entretenir son terrain, mais de l’entretenir différemment. Les bienfaits sur la biodiversité de ces plantes ne sont plus à prouver, que ce soit pour le réchauffement climatique, mais aussi pour les pollinisateurs, les oiseaux», résume la mairesse, Geneviève Dubois, qui ajoute que la Ville a également choisi de ramener les services de tonte de gazon des espaces publics au niveau des employés municipaux, plutôt que de les donner à contrat.



«On s’est vite rendu compte que les prix de ces services avaient fait un bond incroyable, et ça c’est quand on arrive à avoir un soumissionnaire. Nous allons le faire nous-mêmes, et l’avantage est que nous allons pouvoir faire ce que l’on veut avec notre gazon. Présentement, c’est le mois de mai alors on laisse pousser les pissenlits pour les insectes pollinisateurs, mais rien ne nous dit que nous n’allons pas tondre différemment. Probablement moins souvent, et surtout moins au ras du sol», explique Mme Dubois.

À Bécancour, la Ville embarque elle aussi tranquillement dans un mouvement qui vise à aménager les espaces publics de manière différente, afin de laisser la nature se gérer elle-même et réduire ainsi les besoins en entretien, qui sont non seulement coûteux, mais qui ont également des impacts sur l’environnement.

Au parc des Capucines de Bécancour, on aménagera bientôt une forêt nourricière, une nouvelle façon de gérer les espaces publics afin d'en diminuer grandement l'entretien et de favoriser la biodiversité.

Un projet pilote de forêt nourricière au parc des Capucines, dans le secteur Sainte-Angèle sera lancé cet été. On y plantera des fraises, des bleuets, un noisetier et de la rhubarbe. «L’objectif d’un tel projet est d’implanter une diversité de vivaces, d’arbustes fruitiers et d’arbres qui, à maturité, auront besoin de peu de fertilisation ou d’arrosage ou d’entretien, donc un aménagement qui «s’autogère», tout en permettant aux citoyens de recueillir quelques plantes ou fruits comestibles au fil de la saison», explique Marie-Michelle Barette, responsable des communications pour la Ville.

Par ailleurs, Bécancour procède au fauchage tardif de ses 972 kilomètres de fossés municipaux afin d’y favoriser des habitats propices à la biodiversité. Une première tonte se fera ce printemps, mais la seule autre tonte des fossés municipaux aura lieu en novembre.



À l’Université du Québec à Trois-Rivières, le professeur au département des sciences de l’environnement et spécialiste en biodiversité, Raphaël Proulx, reçoit ces exemples comme de la musique à ses oreilles. Ce dernier présentait justement une conférence lors du congrès de l’ACFAS, tenu il y a quelques jours, qui portait sur les façons d’optimiser la gestion des espaces verts pour accompagner les municipalités vers la carboneutralité.

Raphaël Proulx, professeur au département des sciences de l'environnement de l'UQTR et spécialiste en biodiversité.

Partisan inconditionnel de l’aménagement d’un plus grand nombre d’espaces verts et de la maximisation des forêts urbaines, Raphaël Proulx rappelle que la science a démontré depuis déjà un bon moment que le couvert végétal a des effets positifs sur tellement de choses, dont la gestion des eaux de pluie, l’élimination des îlots de chaleur, la rétention du carbone et le développement de la biodiversité, et que plus ce couvert végétal sera dense, plus il favorisera ces éléments.

En 2021, la Ville de Drummondville avait modifié ses règlements municipaux en fonction de cette nouvelle façon de gérer l’entretien des espaces publics et privés, et d’autres municipalités emboîtent le pas un peu partout en province, notamment à Montréal où l’on commence à penser cet aménagement autrement qu’en fonction d’une vision du «gazon parfait» qui semble de plus en plus révolue, ajoute Raphaël Proulx.

À Shawinigan, la Ville travaille actuellement sur un plan directeur des parcs et espaces verts, qui inclura des initiatives afin de favoriser la biodiversité dans les espaces municipaux. On indique également que les plantations sur les terrains des espaces municipaux sont en hausse pour lutter contre les îlots de chaleur. En outre, la Ville pratique l’herbicyclage depuis 2003 dans ses parcs et espaces verts, et incite les citoyens à faire la même chose sur leurs terrains depuis les dernières années.

Question de perception

Si Nicolet a choisi d’aller de l’avant sous forme de projet-pilote avec cette modification réglementaire audacieuse, c’est d’abord pour donner le temps à la population de s’y faire. Geneviève Dubois ne s’en cache pas: la cohabitation et le bon voisinage avec ces nouvelles façons de faire représenteront certes un défi, et elle s’attend à ce que ça réagisse.

La mairesse de Nicolet, Geneviève Dubois.

«Il y a beaucoup de citoyens qui sont prêts à ça, qui en connaissent les bienfaits. Mais pour d’autres, ce type d’entretien est encore considéré comme de la paresse ou de la négligence. Mais tout est une question de perception. Il faut apprendre à changer notre regard sur ce qu’on qualifie de beau ou de laid», croit celle qui ajoute que les défis climatiques actuels forcent cette prise de conscience.



Raphaël Proulx partage cet avis. L’idée d’un gazon parfait, digne d’un terrain de golf, relève de cette trame urbaine post-Deuxième Guerre mondiale, où l’uniformité de ces terrains verts donnait une certaine impression de richesse.

Or, les bienfaits de ces nouveaux aménagements nous emmènent ailleurs, vers une vision moins axée sur la perception de beauté, et davantage sur la biodiversité et les bienfaits pour la collectivité. Meilleure gestion des eaux de pluie, diminution des îlots de chaleur, lutte aux vers blancs, maximisation des refuges fauniques, et même amélioration de la santé mentale et du sentiment d’appartenance à un milieu par l’accès à davantage d’espaces verts. «Quand on prend le temps de l’expliquer aux citoyens, ils comprennent et ils embarquent», note le spécialiste.

Tous les citoyens ne sont pas au même niveau de tolérance cependant, et on le constate du côté de la Ville de Trois-Rivières. Si des efforts sont déployés chaque année pour repenser les aménagements publics en fonction des efforts pour la lutte aux changements climatiques, on constate aussi que les citoyens tiennent encore beaucoup à un entretien «parfait» des espaces publics.

«S’il faut laisser pousser le gazon un peu trop longtemps dans un parc ou un espace vert, vous seriez surprise de voir le nombre de requêtes et de plaintes qui entrent à la Ville. Nous devons composer avec ça aussi», indique le directeur des Travaux publics, Alain Lizotte. Ce dernier ne rejette pas du revers de la main l’idée d’aménager autrement les terrains publics, bien au contraire, mais soutient qu’il faut aussi faire attention de ne pas tomber dans l’horticulture, qui ne représenterait absolument pas une économie sur le plan budgétaire.

Des initiatives ont été prises à Trois-Rivières, et la plupart visent une meilleure gestion des eaux de pluie, comme l’aménagement de la rue Saint-Maurice ou encore l’implantation des îlots centraux dans certaines rues. Pour un mètre carré de nouvel espace vert, on explique que 50 litres d’eau de pluie n’ont plus à transiter par le système de traitement d’eau potable. Une réalité qui veut dire moins de coûts, et aussi moins de surcharge du réseau, évitant des déversements comme ceux que l’on a pu connaître par le passé.

Au nord de Trois-Rivières, à l’Éco-domaine des Forges, on a aussi aménagé l’une des premières infrastructures vertes de la Ville, avec des îlots centraux qui favorisent la rétention des eaux de pluie et dans lesquels on a planté une végétation qui demande énormément moins d’entretien, ce qui en fait aussi des îlots de biodiversité. À cet endroit, les citoyens ont embarqué dans le projet et se sont appropriés cette nouvelle façon de faire, qui répond aussi à leurs valeurs.

Au nord de Trois-Rivières, à l’Éco-domaine des Forges, on a aussi aménagé l’une des premières infrastructures vertes de la Ville, avec des îlots centraux qui favorisent la rétention des eaux de pluie et dans lesquels on a planté une végétation qui demande énormément moins d’entretien, en faisant aussi des îlots de biodiversité.

Mais le conseil municipal a aussi réduit cette année la longueur maximale du gazon de 18 cm à 15 cm comme étant la limite acceptable avant que la Ville n’intervienne, ce qui s’inscrit complètement dans une tendance inverse de ce qu’on voit ailleurs. On explique que ce sont des outils que l’on se donne pour pouvoir mieux intervenir lorsqu’on considère qu’il y a de la négligence.

Le directeur de l’aménagement et du développement durable à la Ville, Dominic Thibeault, soutient que son équipe demeure à l’affût des nouvelles avancées, et ne cache pas qu’il regardera de près les résultats du projet-pilote mené à Nicolet. «On le voit à certains endroits que l’attachement des citoyens envers la pelouse est en train de changer. Ça évolue. Est-ce que la Ville pourrait être plus proactive? Assurément, mais nous avançons aussi avec les moyens que nous avons et on choisit nos combats. Nous avons fréquemment des présentations au niveau budgétaire en ce sens, et il faut se donner les moyens de réaliser les ambitions de la Ville, car les coûts liés à ça sont réels», considère-t-il.

À l’UQTR, Raphaël Proulx croit que la théorie des petits pas demeure la meilleure à l’heure actuelle, et que c’est graduellement qu’on arrivera à instaurer les changements. «Ça va quand même prendre un certain leadership dans les municipalités pour arriver là, et j’ai parfois du mal à comprendre la lenteur de ce virage. On ne force pas le citoyen à ne plus couper son gazon. On ouvre un dialogue qui va permettre de mieux informer et sensibiliser les citoyens. Mais je demeure convaincu qu’un espace public où personne ne pose jamais les pieds, ça n’a pas besoin qu’on y passe la tondeuse toutes les deux semaines l’été», lance-t-il.