Chronique|

Monsieur, c’est vous l’incompétent!

Le maire de Québec, Bruno Marchand, a vivement réagi à la sortie du conservateur Pierre Poilievre sur les « projets mal gérés par des politiciens incompétents. »

CHRONIQUE/ Vous les avez entendus depuis quelques semaines. Le maire Bruno Marchand, le chef de l’opposition Claude Villeneuve, Pierre Poilievre, des maires de grandes villes, des ministres.


Une rentrée politique le couteau entre les dents.

Même le ministre Jean-Yves Duclos, habituellement tout en nuances et déférences, a élevé le ton.



« Monsieur Poilievre, c’est vous l’incompétent ! » a-t-il lancé au chef conservateur qui disait ne pas vouloir « continuer à lancer des milliards de dollars pour des projets mal gérés par des politiciens incompétents ».

M. Poilievre n’a pas nommé le tramway, mais tout le monde a compris qu’il parlait du projet de Québec.

Le chef conservateur Pierre Poilievre a animé la rentrée politique en laissant entendre que le tramway était géré par des politiciens incompétents.

Les attaques ad hominem font rarement progresser les débats. Elles ne font que blesser et envenimer les choses. On leur préfère les débats de faits et d’arguments.

N’empêche que l’attaque sur M.Poilievre était bien envoyée.



Un politicien peut légitimement être en désaccord avec le projet de tramway et ne pas vouloir y mettre des milliards de dollars. Beaucoup de citoyens sont aussi de cet avis.

Mais laisser entendre que les coûts montent parce que le projet est « mal géré par des politiciens incompétents » est un déni des faits et une insulte à l’intelligence.

Le coût des grands projets augmente à cause de l’inflation, des taux d’intérêt en hausse, de la rareté de main-d’œuvre, des complexités techniques, des risques de chantier, etc.

Si vraiment M. Poilievre l’ignore, on « ne lui souhaite pas d’être élu » pour reprendre les mots du maire Marchand. Il risquerait d’être très déçu en arrivant au pouvoir. Et nous aussi.

Ou alors, le chef conservateur connait lui aussi la mécanique des coûts, mais se plait à diffuser des faussetés et insultes pour fouetter sa base politique. Ce n’est pas une tactique qui l’honore, mais il ne serait pas le premier.

L’itinérance a échauffé les esprits

Il n’y avait pas que le tramway dans cette rentrée politique. L’itinérance a aussi échauffé les esprits et les mots.



« Je suis en train de faire votre job, M. Carmant », s’est impatientée la mairesse de Gatineau, France Bélisle, choquée qu’une jeune itinérante de 18 ans ait accouché dans un boisé, faute d’un toit.

« C’est quoi ça? C’est ça mon Québec de 2023? » de s’inquiéter la mairesse. Comme si ça ne suffisait pas, elle a « menacé » de faire une « danse du bacon ».

Le ministre Lionel Carmant s’en est indigné.

« C’est pas en lançant des tomates qu’on va résoudre la problématique.

Je suis extrêmement déçu de la sortie de la mairesse aujourd’hui […]. J’invite tous les maires à baisser le ton ».

Cela inclut, j’imagine, Bruno Marchand qui n’a pas mâché ses mots lui non plus.

Le maire Bruno Marchand et le ministre des Services sociaux Lionel Carmant au Sommet sur l'itinérance.

« Si vous voulez tuer des maires et mairesses, continuez de faire ce qu’on fait avec des gens qui s’engagent, mais qui ont l’impression d’être tout seuls au combat ».

Rentrant ce jour-là d’un congé de paternité, le chef de l’opposition à l’hôtel de ville de Québec Claude Villeneuve piaffait d’entrer à son tour dans la danse (du bacon?)



« Je suis dégoûté par cette façon-là que Bruno Marchand a de ramener à lui le problème de l’itinérance […] L’itinérance ne tue pas des maires et des mairesses, elle tue des itinérants ». Là-dessus, il n’a pas tort.

M. Villeneuve a depuis multiplié les coups de gueule et critiques sur les stratégies du maire pour l’itinérance et le tramway. Ce faisant, il a lui-même soufflé le chaud et le froid sur le tramway. Exactement ce qu’il reproche au maire.

J’ai « envie de travailler avec les forces vives qui ont envie de construire la Ville. […] L’opposition n’en fait pas partie », a fini par jeter le maire, exaspéré.

Partielle dans Jean-Talon

La partielle dans Jean-Talon n’a rien été pour calmer les esprits.

À commencer par le rien.

Je n’ai toujours pas déragé. Près de 600 000 $ d’argent public « gaspillé » pour réparer l’égo froissé de la députée Joëlle Boutin, déçue de ne pas avoir été sacrée ministre.

Je n’ai pas déragé non plus que TVA s’empresse de « réhabiliter » l’image de Mme Boutin en lui offrant une tribune pour commenter l’actualité.

Je trouve cela proprement indécent. En ondes aussi vite après son délit alors qu’elle devrait longer les murs et chercher l’ombre pour se faire oublier.

Désolé pour les états d’âme.

Revenons donc à nos moutons. Et nos loups.

« La CAQ a menti, point barre », d’accuser le candidat du Parti québécois Pascal Paradis, en commentant ses tractations de l’an dernier avec la CAQ.

« Le PQ et son candidat mentent gros comme le bras pour tenter de gagner une élection », de rétorquer le cabinet du premier ministre François Legault. Je vous épargne le reste.

Est-ce moi ou la politique est en train de changer?

Ne devrait-on pas se préoccuper de cette escalade des mots et du ton? Serait-ce l’influence malsaine des réseaux sociaux ou de la politique chez nos voisins du Sud?

« Le registre actuel est parfaitement usuel en politique au Québec », corrige tout de suite le professeur et chercheur en sciences politiques Thierry Giasson, de l’Université Laval.

Il ne voit pas dans les discours de la rentrée l’influence généralisée des réseaux sociaux. Des politiciens y sont sensibles, certains plus « polémistes » et enclins à discréditer l’adversaire. D’autres, pas du tout. Cela n’a rien de nouveau, croit-il.

Le prof Giasson n’a pas non plus perçu d’escalade. Plutôt une série de « coïncidences » et un « contexte » particulier :

  1. Le tramway « occupe beaucoup d’espace » et polarise tout. « Le maire sent la soupe chaude », avec l’incertitude sur les coûts. « Il se pose en défenseur du tramway. Son ton a un peu durci ». Le prof Giasson n’y voit cependant « pas de signe » de changement profond dans la « persona politique » du maire Marchand, qui promettait de faire de la politique autrement. Son « ton » et son « action » sont quand même « dans le compromis », analyse le prof.
  2. Le congrès du Parti conservateur s’est tenu à Québec. Cela a contribué à exciter les esprits avec un chef, Pierre Poilievre, « électoraliste ». Cela a donné ce que l’on sait. Avec les motivations que l’on sait.
  3. L’élection partielle dans Jean-Talon a aussi animé la rentrée avec la montée du PQ que personne n’aurait pu prévoir il y a quelques mois encore. Une coïncidence que cela arrive en même temps que le reste.
  4. L’émergence d’une crise du logement et de l’itinérance a poussé les villes aux barricades. Des drames humains se jouent dans leur cour. La jeune fille qui accouche dans le bois À Gatineau. Le corps d’un itinérant retrouvé à l’incinérateur de Québec. « C’est une immense tristesse. Imaginez finir votre vie dans une poubelle », a bien décrit le directeur général de Lauberivière, Éric Boulay. Ces drames qui ont fait les machettes et tous les autres qui ne les font pas. Les élus locaux ont senti l’urgence d’agir. Ils ont aussi flairé l’occasion de relancer la demande traditionnelle des villes pour un nouveau pacte fiscal avec le gouvernement.
  5. L’opposition à l’hôtel de ville commence à sentir « l’urgence » de se démarquer du maire Marchand à l’approche de la mi-mandat.
À l'approche de la mi-mandat, le parti d'opposition dirigé par Claude Villeneuve cherche à se démarquer de l'équipe du maire Bruno Marchand.

C’est « difficile de trouver une façon de faire parler de soi » quand les programmes se ressemblent, observe Thierry Giasson. Sans compter qu’un chef de l’opposition n’a « de comptes à rendre à personne ». Il peut se permettre des libertés de langage et provoquer.

Tout ce contexte a mis la table pour une rentrée politique intense.

On pourrait y ajouter « l’anxiété environnementale », la sortie d’une pandémie qui a laissé des traces et « fixé » un climat de « malaise », les inquiétudes sur l’inflation et les taux d’intérêt, etc.

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Le ministre Jean-Yves Duclos a trouvé à l'endroit du chef conservateur Pierre Poilievre un ton qu'on ne lui connaissait pas.

La vie démocratique implique de débattre, parfois avec vigueur, pour faire avancer sa vision ou recadrer les choses quand on perçoit que le discours s’égare.

C’est ce qu’a fait Jean-Yves Duclos en interpellant Pierre Poilievre.

On se désole parfois de la langue de bois des élus. On ne va pas se scandaliser lorsqu’ils se mettent à dire plus directement ce qu’ils pensent.

En autant qu’on ne remplace pas les langues de bois par des langues de vipère.