Chronique|

Un CELI qui vire au cauchemar

Les bureaux de l'Agence de revenu du Canada, à Ottawa

CHRONIQUE / Ça ne risque pas de nous arriver, parce que nous, nous connaissons les règles du compte enregistré libre d’impôt (CELI). Nous, c’est vous et moi. De toute façon, nous ne pourrions pas nous mettre dans un tel pétrin, nous n’en avons pas les moyens. L’histoire que je m’apprête à vous rapporter est extrême, à la limite invraisemblable, elle met néanmoins en lumière un piège du CELI.


C’est donc un gars qui, un beau matin de 2020, décide d’emprunter des centaines de milliers de dollars sur sa marge de crédit et d’investir cet argent dans des placements risqués, à l’intérieur du CELI. Il ignore les plafonds sur les cotisations. L’individu, voyez-vous, a lu « libre d’impôt » sur l’étiquette sans se poser davantage de questions, il s’est dit qu’il y avait là l’occasion de faire la passe sans se faire achaler par le fisc. Il a dû se croire malin, il va s’en mordre les doigts.

Je ne l’invente pas. L’affaire s’est trouvée au centre d’un litige opposant le contribuable en question et l’Agence du revenu du Canada (ARC), elle a été rapportée récemment par Jamie Golombek dans le Financial Post, l’expert de la CIBC y tient une chronique fiscale. J’avais du mal à y croire, les éclaboussures de café sont encore visibles sur le napperon sur lequel reposait mon déjeuner.



Comme vous connaissez les règles sur les limites de contribution au CELI, je n’ai pas à les rappeler. Je vais quand même le faire, pour les autres qui se seraient égarés ici. Nous serons tous au même niveau et nous pourrons apprécier l’ampleur du désastre.

Les cotisations au CELI sont plafonnées chaque année. Pour 2023, on peut y mettre 6500 $. Comme les droits s’accumulent, une personne admissible (résident canadien âgé de 18 ans) depuis le début en 2009 dispose d’une capacité de 88 000 $. Qu’arrive-t-il si la limite est dépassée? L’agence du revenu exigera une pénalité de 1 % par mois sur les contributions excédentaires.

On peut plaider l’erreur de bonne foi, il y a des chances que le fisc se montre accommodant. Le suivi peut devenir compliqué, à la longue. Ce n’est pas important dans notre histoire, mais soulignons qu’on peut retirer de l’argent de son compte libre d’impôt, et y déposer de nouveau la somme l’année suivante. Si on multiplie les retraits, on risque de perdre le fil.

Ce n’est pas de ça dont il est question dans notre abracadabrante anecdote. L’individu a défoncé d’un coup la limite cumulative de près de 640 000 $! L’institution financière n’émet pas d’avertissement. Est-ce sa responsabilité? J’en doute. L’Agence du revenu constate la cotisation excédentaire des mois plus tard. Lorsqu’elle envoie un avis accompagné d’une facture de pénalité de 6393 $ (pour un seul mois, vraisemblablement le mois de décembre 2020), les investissements ont reculé de plus de 30 %!



Pour éviter que les frais s’accumulent davantage (le compteur continue de tourner), le contribuable doit retirer ses cotisations excédentaires le plus vite possible, mais le tiers de ses placements s’est volatilisé. Le pauvre, il implore un fonctionnaire de se montrer indulgent, jurant qu’il va corriger la situation lorsqu’il aura récupéré ses pertes.

L’employé de l’ARC tient son bout, l’affaire est portée à un échelon supérieur, puis devant un juge, à qui le contribuable plaide l’erreur de bonne foi (il ne savait pas). Il estime qu’il aurait dû être mieux informé par son institution financière. Il sollicite la clémence du magistrat, d’autant plus qu’entre-temps, les pertes ont empiré. Un moment donné, ses placements accusaient une baisse de 50 %!

Je vous pose maintenant cette énigme : comment fait-on pour retirer de son CELI des cotisations excédentaires de 640 000 $ quand il ne reste que 350 000 $ dans le compte? Si le contribuable le vidait, il se retrouverait quand même à dépasser la limite de 290 000 $, entraînant une pénalité de 2900 $ par mois. L’excédent se résorbera tranquillement, car de nouveaux droits s’ajoutent chaque année. S’ils étaient maintenus à 6500 $ par année (en réalité, ils sont ajustés périodiquement pour tenir compte de l’inflation), il faudrait 44 ans au contribuable pour être quitte.

Alors, le juge, de quel côté a-t-il tranché? Celui de l’ARC. Le magistrat a rejeté l’argument voulant que le contribuable ait commis une erreur de bonne foi. Il aurait dû s’informer, et ce n’était pas à l’institution financière à le faire. Aussi, l’ARC n’a pas à prendre de responsabilité pour le choix d’investissements fait par le malheureux.

J’ignore à quelle entente arriveront les deux parties. L’ARC ne pourra pas infliger la pénalité de 1 % par mois sur la somme excédentaire durant des années alors que le CELI ne contient plus rien, ce serait déraisonnable, à la limite inhumain. Je ne suis pas sûr cependant que notre homme retrouvera bientôt des droits de cotisation au CELI. Aurait-il les moyens de les combler, de toute manière?

N’oublions pas qu’il lui faudra d’abord rembourser sa marge de crédit.



***

Pendant qu’on y est, revenons sur les règles concernant les retraits du CELI. Oui, vous les connaissez. Ce rappel s’adresse aux autres.

Supposons que j’ai utilisé mes 88 000 $ de droits de cotisation CELI, et que mon compte contient aujourd’hui 100 000 $ grâce à mes rendements. Si je liquide mes placements et que je vide le compte, ce retrait créera des droits de cotisation équivalents pour l’année suivante (en plus des nouveaux qui s’ajoutent). Si je renfloue le compte au cours de la même année, je m’expose à la pénalité dont je viens de vous parler. On doit patienter jusqu’au 1er janvier.

J’attire votre attention sur ce point : les rendements augmentent la capacité du CELI. L’inverse est aussi vrai. Disons maintenant que j’ai versé 88 000 $ à mon CELI et que la valeur de mes placements a diminué à 70 000 $. Si je retire mes billes à ce moment-là, je ne vais pas récupérer 88 000 $ de droits de cotisation pour l’année suivante, mais seulement 70 000 $.

Ça, ça n’a rien d’invraisemblable.