Les cliniques vétérinaires de Sherbrooke dominées par un géant

Cinq des neuf cliniques vétérinaires de Sherbrooke ont été achetées par le même groupe vétérinaire, dans les dernières années.

Les multiples transactions qui ont lieu dans le milieu vétérinaire estrien, dans les dernières années, ne seraient pas sans risques de répercussions. Alors que l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec (OMVQ) s’inquiète de voir de grands regroupements s’accaparer le marché de la province, le Groupe vétérinaire Daubigny est débarqué avec une telle motivation qu’il détient désormais la majorité des cliniques dans la ville de Sherbrooke.


Des neuf cliniques et hôpitaux vétérinaires de Sherbrooke, cinq appartiennent désormais au groupe Daubigny : la Clinique vétérinaire centrale de Sherbrooke, le Carrefour Santé animale, la Clinique de santé animale de l’Estrie, la Clinique vétérinaire Anima-Plus Rock Forest et l’Hôpital vétérinaire Vieux Village. La dernière transaction date d’il y a deux ans.

Le Groupe vétérinaire Daubigny, qui possède plus de 103 cliniques et hôpitaux au Québec, a joint le réseau canadien VetStrategy en 2017. VetStrategy a ensuite été acquis par la firme européenne IVC Evidensia en 2021, formant l’un des groupes de soins vétérinaires les plus grands au monde.

IVC Evidensia compte le fonds d’investissement suédois EQT comme actionnaire principal, mais aussi Nestlé (Purina) parmi ses actionnaires minoritaires.

Selon le registraire des entreprises du Québec, le Groupe Daubigny compte comme première actionnaire la médecin vétérinaire Anne Fortin.

La clinique vétérinaire centrale de Sherbrooke appartient maintenant au Groupe Daubigny.

Pour le Dr Gaston Rioux, président de l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec, la tendance marquée des dernières années de l’achat de cliniques par des grandes bannières génère sa part d’inquiétudes dans le domaine, notamment en ce qui a trait à l’indépendance des vétérinaire et aux services qui pourraient se voir influencer par la force de ces groupes.

« C‘est une source d’inquiétude et ce n’est pas exclusif aux médecins vétérinaire. C’est dans plusieurs ordres professionnels, comme les dentistes, les pharmaciens, les optométristes, etc. »

—  Dr Gaston Rioux

C’est pour cette raison que l’OMVQ a entrepris dans les dernières semaines de rencontrer les cinq principaux groupes vétérinaires de la province pour leur faire part de ses préoccupations.

Coûts plus élevés

Des appels anonymes passés à l’ensemble des cliniques de Sherbrooke cet été ont permis d’identifier que les frais d’examen annuel sont plus élevés (entre 98 $ et 110 $) dans les cliniques du groupe Daubigny, en comparaison aux cliniques indépendantes (entre 68 $ et 89 $). Toutefois, l’ensemble des cliniques de la bannière, sauf une, n’ont pas de frais d’ouverture de dossier, tandis que les coûts varient entre 0 $ et 11 $ dans les cliniques indépendantes.

Contacté à plusieurs reprises, le groupe vétérinaire Daubigny a finalement fourni une réponse écrite à La Tribune.

« Tout comme plusieurs autres industries, nous sommes affectés par la conjoncture économique, écrit la co-propriétaire de la bannière, la Dre Anne Fortin. Les coûts des fournitures, d’énergie, des médicaments et de nos équipements ont considérablement augmenté. [...] En tant que réseau, notre rôle principal est de soutenir nos établissements en leur fournissant des analyses et des recommandations de tarification basées sur divers facteurs, y compris le contexte économique et les recommandations de l’AMVQ. Nous sommes conscients que le coût des traitements peut être un enjeu pour certaines personnes. Lorsque nous prenons nos patients en charge, nous proposons, dans la mesure du possible, des options de traitements qui tiennent compte à la fois des besoins de l’animal et des possibilités des clients. »

L’ordre des médecins vétérinaires avoue avoir peu d’emprise réglementaire en ce qui a trait aux actions que posent les grands groupes vétérinaires, outre le fait qu’il doive y avoir un actionnaire vétérinaire au niveau d’une des strates de l’entreprise.

« Seul, l’OMVQ, c’est David contre Goliath, mais je pense que si on parle de plusieurs ordres professionnels qui ont cet enjeu-là, on est mesure aussi de travailler ensemble pour sensibiliser l’Office des professions et le gouvernement du Québec », soutien le président de l’ordre.

La Clinique vétérinaire de santé animale de l'Estrie fait partie des cinq cliniques détenues par le Groupe Daubigny à Sherbrooke.

Des impacts sur les urgences

Les propriétaires d’animaux ont possiblement remarqué qu’il était plus difficile, dans les derniers temps, d’avoir accès à des services d’urgence la nuit à Sherbrooke. Les clients sont plutôt redigérés dans l’un des centres de référence les plus près, notamment à Brossard.

Sans jeter le blâme sur la bannière, la Dre Anne-Elyse Choquette, copropriétaire de l’Hôpital vétérinaire de l’Estrie, une clinique indépendante, explique que c’est notamment depuis l’arrivée de Daubigny dans la région que l’offre de services d’urgence de nuit a été chamboulée.

« Avant qu’ils achètent, ce qu’on faisait, c’est que toutes les cliniques, on se partageait les gardes. À tour de rôle, une semaine à la fois, un hôpital était de garde et à l’intérieur de cette semaine-là, chaque journée était divisée entre les vétérinaires. On pouvait se retrouver à faire peut-être une garde nuit par 4, 6 ou 8 semaines. C’était vraiment raisonnable. »

Quand le regroupement est arrivé, les choses ont changé et les différents propriétaires de cliniques se sont tous assis ensemble afin de déterminer le nouveau mode de fonctionne de garde, poursuit-elle. « On n’a pas trouvé de terrain d’entente à ce moment-là. Aujourd’hui, ce serait peut-être différent. Ce n’est pas qu’ils faisaient mal ça et nous bien, vraiment pas, c’est juste qu’on voyait un peu les choses différemment. On a décidé de prendre des chemins différents, les regroupés ensemble et les indépendants ensemble. »

Des pertes de ressources dans les trois cliniques indépendantes qui s’étaient regroupées ont ensuite compliqué les choses.

« Tout ça a fait en sorte qu’on se retrouvait à être de garde presque tout seuls tout le temps. Chez nous, on a perdu quatre vétérinaires en maternité d’un coup, y compris moi. Même le jour, on a du réduire les heures d’ouvertures la semaine et le week-end », dit celle qui affirme aussi que sa clinique n’aurait pas les moyens d’offrir des incitatifs financiers à la hauteur de ceux de Daubigny pour embaucher.

« En ce qui concerne les rotations de service d’urgence de nuit, cela dépend souvent de la coordination entre tous les établissements vétérinaires, répond la Dre Anne Fortin du Groupe Daubigny. Nous sommes déterminés à constamment améliorer la qualité de la couverture des soins au sein des communautés que nous desservons. Toutefois, plusieurs facteurs, tels que la capacité du personnel, les exigences réglementaires, les distances à parcourir et autres, influencent nos décisions concernant les heures d’ouverture et la gamme de services offerts dans chaque communauté. »

20 000 $ pour une signature

L’OMVQ a également été témoin de pratiques agressives d’embauche par les grandes bannières dans les dernières années. Des étudiants sont contactés un an, deux ans ou même plus avant leur graduation avec une offre alléchante en échange d’une promesse de services.

« Ça vient à nos oreilles, note le Dr Rioux. Notre inquiétude d’indépendance se transporte à ce niveau- là. On se demande jusqu’à quel point nos vétérinaires peuvent conserver leur indépendance professionnelle. »

—  Dr Gaston Rioux
Le président de l’Ordre des médecins vétérinaires du Québec, Gaston Rioux.

Une étudiante en médecine vétérinaire, qui préfère garder l’anonymat pour ne pas nuire à sa carrière, confie avoir bel et bien été approchée par le groupe Daubigny avec une enveloppe de 20 000 $ pour payer ses études si elle s’engageait à travailler pour le groupe durant deux ans après sa graduation. Celle-ci avait établi un premier contact en travaillant pour une de leurs cliniques durant l’été.

« J’ai dit non. Je n’étais pas assez certaine de ce que je voulais faire en sortant ni où je voulais aller », dit-elle.

« J’ai l’impression qu’il vont chercher des étudiants de plus en plus tôt, poursuit-elle. C’est quelque chose d’un peu tabou entre les étudiants. Nos professeurs nous disent de ne rien signer avant d’avoir terminé. Je sais que dans ma classe, il y en a une ou deux qui ont signé mais qui n’en parleront pas parce que c’est vraiment mal vu. »

La jeune femme assure ne fait avoir fait de croix sur cette bannière comme employeur. « Au final, c’est vraiment l’équipe que je trouve qui est important », dit-elle.

Celle qui a travaillé pour différentes cliniques, dont des indépendantes, affirme ne pas non plus avoir remarqué de différence évidente en ce qui a trait à la gestion. Si elle peut sentir une légère pression par exemple pour vendre de la nourriture Purina plutôt qu’une autre, l’étudiante affirme toutefois que la bannière ne s’est pas ingérée dans son travail. « Ils ne nous disent pas comment faire notre médecine », dit-elle.

À ce sujet, la co-propriétaire du Groupe Daubigny affirme que des incitatifs sont parfois inclus dans ses offres d’emploi pour attirer les étudiants, mais que leur processus respecte toujours les normes éthiques et légales. « Nous confions toutes les décisions médicales à nos vétérinaires dévoués, quel que soit leur niveau d’expérience, qu’il s’agisse de professionnels avec plusieurs années d’expérience ou qui commencent leur carrière chez nous. »

Des étudiantes en médecine vétérinaire reçoivent d'alléchants incitatifs financiers pour signer un contrat avec le Groupe Daubigny à leur sortie de l'université.

Comme l’indique le Dr Rioux, il n’y a rien d’illégal dans ce genre de pratiques, mais des préoccupations éthiques demeurent.

« Tout n’est pas mauvais avec les grands regroupements, nuance-t-il. Ils vont donner un support de formation à leurs cliniques, par exemple. Il y a des avantages certains, mais dans les rôles et fonctions d’un ordre professionnel, il faut voir et prévenir l’impact de ces grandes bannières-là sur l’autonomie professionnelle et sur les tarifs. Ce qu’on veut aussi, c’est que les services demeurent accessibles à la plus vaste clientèle possible. »

Le Dr Rioux indique également qu’une journée de réflexion sera justement consacrée à l’indépendance et à l’autonomie professionnelle des vétérinaires à son congrès de novembre. « On veut faire réaliser au vétérinaire que c’est lui qui a le contrôle de son indépendance et de son autonomie et qu’il ne doit pas la sacrifier à tout prix. Si le client doute de l’indépendance de son vétérinaire, c’est toute la confiance qu’il a envers son professionnel qui peut être affectée, et ça c’est éminemment problématique si ça se produit. »