Concrètement, le président de l’Alliance du personnel professionnel et technique de la santé et des services sociaux (APTS), Robert Comeau, a dénoncé que de nombreux dossiers de la protection de la jeunesse se retrouvent sur le bureau d’intervenantes sociales d’autres départements.
« Ce ne sont pas des professionnelles que l’on peut interchanger d’un service à l’autre, a-t-il lancé devant les journalistes. On ne peut pas prendre des gens qui ont décidé de se spécialiser en santé mentale ou envers les personnes âgées, leur donner une formation de 3 h sur une cassette VHS, et les amener dans une autre réalité complètement. Le CIUSSS de l’Estrie impose des dossiers à nos membres et quand ils ont une certaine réticence de par leur manque de formation, on les menace de faire des mesures disciplinaires. C’est inacceptable. »
Les enfants sont, selon M. Comeau, à risque de ne pas recevoir les services adéquats en raison de ce type de pratique.
« Si je suis une intervenante en santé mentale adulte et qu’on m’assigne des dossiers en protection de la jeunesse alors que je n’ai pas la formation pour le faire, mais que je n’ai pas le choix sinon il y aura des mesures disciplinaires, on ne rend pas service à l’enfant, indique-t-il. Ça ne veut pas dire que l’intervenante ne fera pas un bon travail, loin de là, mais ça lui impose une charge de travail incroyable et les enfants n’auront pas le service optimal. Une personne qui connaît la loi sur la protection de la jeunesse est pas mal plus ferrée que quelqu’un qui ne la connaît pas. »
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La directrice par intérim des programmes santé mentale et dépendance au CIUSSS de l’Estrie-CHUS, Judith Kodsi, a tenu à nuancer cette critique. « Ce n’est pas du tout [le cas], a-t-elle mentionné en entrevue téléphonique avec La Tribune. L’ensemble des directions cliniques interviennent auprès des parents ou des enfants et vont venir travailler en collaboration pour utiliser les expertises de chacun. À titre d’exemple, si un parent a un problème d’alcool ou de drogue et que l’enfant a fait l’objet d’un signalement parce que son parent consomme, je vais venir aider les parents comme on le fait dans la situation. »
« On ne prend pas des intervenants pour en faire des intervenants de DPJ, a-t-elle poursuivi. On prend l’expertise des intervenants et on la met à profit pour les familles dans le besoin. »
Mme Kodsi a également mentionné qu’il n’y avait pas de mesures disciplinaires contre les employés. « On est vraiment dans une approche où on veut amener nos équipes à comprendre les changements et à changer les façons de faire. On reconnait qu’il y a une résistance aux changements et qu’il y aura peut-être des actions à poser [...], mais il n’y a jamais été question de mesures disciplinaires », nuance la directrice par intérim.
Quant aux formations, « c’est une formation de base d’une journée complète sur la Loi de la protection de la jeunesse et sur les contours qui permettent aux autres intervenants de travailler. L’autre journée, c’est concentré sur les aspects légaux avec une avocate», décrit Mme Kodsi.
Elle ajoute qu’au-delà de la formation, « il y a tout un soutien clinique. De l’accompagnement est prévu pour tous les intervenants ».
Les fameuses listes d’attente
Cette pratique sert, selon les intervenants présents mercredi à Sherbrooke, à faire baisser artificiellement les listes d’attente. La députée de Sherbrooke Christine Labrie blâme toutefois les consignes gouvernementales.
« Les raisons pour lesquelles le CIUSSS de l’Estrie fait des choix administratifs pour faire baisser artificiellement les listes d’attentes c’est parce qu’ils reçoivent énormément de pression de la part du gouvernement, déplore-t-elle. Les modes de gestion qui sont dénoncés aujourd’hui ne sont pas décidés dans chacun des établissements, ils sont décidés à Québec. »
À court terme, Mme Labrie souhaite que l’autonomie professionnelle des intervenantes soit respectée.
« Quand on impose à une intervenante de prendre cinq dossiers de plus et qu’elle dit qu’elle n’a pas la capacité de le faire, il faut respecter ça, souligne-t-elle. Il faut laisser à une intervenante la possibilité de rencontrer à nouveau une famille si elle le désire même si c’est la 10e fois. C’est la solution à court terme qui va nous aider à freiner l’hémorragie. C’est la source de l’épuisement et des départs massifs qu’on voit dans le réseau en ce moment. »
« De toute façon, les listes d’attente baissent artificiellement, poursuit-elle. Quand on dit à une intervenante de prendre cinq dossiers de plus, cette personne ne va pas travailler plus d’heures. Ça fait juste se rajouter en dessous de la pile. Ces personnes-là n’ont pas plus de suivi. Ça donne une illusion que la liste d’attente a baissé. Dans les faits, ça ne changera pas le délai avant qu’une personne reçoive un service, mais ça va diminuer la pression sur les intervenants. »
La directrice adjointe à la Direction de la protection de la jeunesse, Manon Marcotte, nie cette méthode de travail. « On n’est pas à augmenter les charges de travail à ce point, précise-t-elle. Pour moi, le focus n’est pas mis au bon endroit. Ce n’est pas une question de liste d’attente, c’est de donner des services le plus rapidement possible aux familles dans le besoin. »
Deux demandes
À plus long terme, Mme Labrie a deux demandes pour le gouvernement : augmenter la taille des cohortes dans les programmes de baccalauréats en service social en plus d’ajouter la technique en travail social à la liste des programmes admissibles à la bourse Perspective et abandonner le recours aux agences.
« Je demande au gouvernement de laisser tomber les méthodes de gestion basées sur l’optimisation de chaque minute de travail, résume-t-elle. Autrement on génère un sentiment d’incompétence et une perte de sens. »
Mme Marcotte est en parfait accord avec ce point. «Ça fait longtemps qu’on le demande», exprime-t-elle. «On vise tous le même objectif : protéger nos enfants, faire mieux et offrir les services en amont, poursuit-elle. On ne peut pas être diamétralement opposés. Il faut proposer des pistes de solutions qui nous amènent à faire [les choses] différemment.»
Manon Marcotte s’est montrée surprise de cette sortie syndicale. «On est à travailler une vision commune. On a entendu ce matin qu’on travaillait en silo, alors qu’on est dans une mobilisation interdirection dans laquelle on est super fiers. On pense qu’on fait autrement. On veut mettre encore plus à profit l’expertise de toutes les directions cliniques. Quand on entend ces choses-là, on se dit qu’il faut refaire certains canaux de communication», conclut-elle.