Chronique|

Musique pour un chef-d’œuvre béton

QUEBEC - La murale de Jordi Bonet au Grand ThŽatre de QuŽbec - 03/09/2023 - le 9 FŽvrier 2023

CHRONIQUE / J’étais venu pour le jazz. «Piano solo» au foyer Louis-Fréchette du Grand Théâtre. Dans cet espace où on passe son chemin vers la grande salle de concert.


À l’affiche, le pianiste français Simon Denizart, étoile montante d’un jazz nomade qui flirte avec les musiques du monde.

On l’avait mis ce soir-là au pied du mur. Au sens littéral.



Habitué aux trios, il serait cette fois seul en scène, nerveux et incrédule de se retrouver dans un aussi grand théâtre.

Le jeune homme a fait honneur au lieu. Un piano fébrile, aérien, par moment incantatoire.

Sa musique m’a transporté.

Droit dans le mur de béton derrière, dans les ombres et les lumières de la grande de murale de Jordi Bonet.



Un coup de foudre.

Maintenant que j’en trouvais le temps, je prenais tout à coup la mesure de l’œuvre; m’émerveillais de son ampleur, de ses mouvements, de la complexité de son langage.

Je découvrais des paysages lunaires, des scènes apocalyptiques, des déserts épurés. Des corps brisés, en orbite sur des textures et géométries indéchiffrables.

Des lignes, lettres et reliefs à perte de vue, jetés dans un méticuleux désordre.

Je m’en suis voulu d’avoir gaspillé tant d’années à passer devant la murale sans la voir vraiment. Sans m’en émouvoir. Sans la curiosité de comprendre sa genèse et le sens à en tirer.

Dans la bousculade des notes, je rattrapais le temps perdu.



Au-dessus du piano, j’ai buté un moment sur une phrase déroulée sur un ruban oblique. Une succession de signes singuliers.

J’ai d’abord cru à du latin à cause du «M» à la fin d’un mot. Avant de comprendre qu’il fallait lire de droite à gauche.

«Je suis ici pour crier la beauté multidimensionnelle de l’homme.» Des mots du poète Claude Péloquin.

Je ne me souvenais pas les avoir entendus.

L’histoire n’a retenu que les autres, gravés sur le mur voisin. De Péloquin aussi. Ceux qui ont fait scandale à l’époque: «Vous n’êtes pas écoeurés de mourir bande de caves! C’est assez!»

QUEBEC - La murale de Jordi Bonet au Grand ThŽatre de QuŽbec - 03/09/2023 - le 9 FŽvrier 2023

Des politiciens et citoyens menés par l’auteur Roger Lemelin ont voulu à l’époque les effacer de la murale pour cause de vulgarité et d’outrage à la langue française.

Comme d’autres cherchent aujourd’hui à effacer les mots en «N» de la littérature.

Ou à écarter les mots qui «briment» la beauté multidimensionnelle de l’homme en ignorant ses déclinaisons de chiffres, lettres et autres fluidités identitaires.



La murale Mort, Espace, Liberté du catalan d’origine Jordi Bonet crie au contraire l’indépendance de l’art. Une incarnation de la démesure, de l’audace et la liberté des années 1960.

Une telle œuvre serait impensable aujourd’hui. Dans la démarche comme dans le résultat. Il faut maintenant décrire chaque pouce carré pour gagner les concours d’art public.

Jordi Bonet avait montré des sketches, mais sa murale fut pour beaucoup de l’improvisation.

Il devait découper l’espace avec de grands cadres, mais a finalement livré un seul grand tableau par mur. Plus de 1100 mètres carrés. Jamais au pays n’avait-on vu aussi grand.

Dans une lettre à l’architecte Victor Prus en 1965, Bonet avait annoncé un «système de composition équivalent à ceux de Lescaux ou Altamira», grottes de la préhistoire célèbres pour leurs peintures.

Le directeur de création Martin Bundock y a reconnu plutôt des fresques espagnoles du XVIe siècle. D’autres, des tapisseries persanes où les détails sont aussi beaux que l’ensemble. D’autres des parentés avec Salvator Dali que Bonet a fréquenté.

«Mon but est de faire des beaux murs, les gravant, les égratignant, les sculptant», avait dit le sculpteur.

«Je ne veux pas que cette œuvre soit une illustration des connaissances de l’homme sur la création, mais un exemple même de création, construite avec des éléments connus, symboliques ou inventés.»

Il a tenu parole.

QUEBEC - La murale de Jordi Bonet au Grand ThŽatre de QuŽbec - 03/09/2023 - le 9 FŽvrier 2023

Le soir de juillet 1969 où le premier homme a marché sur la Lune, il a quitté le chantier pour aller regarder la télévision. L’homme sur la Lune fut envoyé dans la murale.

Les mots controversés de Péloquin (et les autres, qui ne l’ont pas été) n’étaient pas prévus. Le poète les a apportés à la dernière minute. Le sculpteur en a retenu des extraits.

Lorsque son perroquet est mort, la légende veut que l’artiste l’ait enterré dans sa murale. Un sarcophage placé dans une fenêtre où certains ont cru reconnaître le monolithe du film 2001: L’odyssée de l’espace, paru l’année précédente.

L’œuvre est ainsi chargée de symboles, anecdotes, références et mystères.

Martin Bundock a produit en 2021 l’application Jordi pour les 50 ans du Grand Théâtre et de la murale.

Un assemblage passionnant de documents, lettres, photos et films d’archives qui racontent la genèse de l’œuvre et en explorent le sens.

Les travaux devaient durer trois mois. Il en a fallu neuf à cause de la difficulté à les concilier avec le chantier de construction.

Il fut convenu que Bonet travaillerait de nuit, d’où les images sombres dans un magnifique documentaire de l’Office québécois du film. (1)

On y voit le sculpteur, cigarette aux lèvres, manier truelles, spatules et poinçons. De la main gauche, car à 9 ans, il avait perdu son bras droit dans un accident.

Cinquante tonnes de béton, hissées une chaudière à la fois sur des échafauds dans la pénombre, le froid, le bruit et la poussière.

On prend ici aussi la mesure de l’œuvre.

QUEBEC - La murale de Jordi Bonet au Grand Théatre de Québec - 03/09/2023 - le 9 Février 2023

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Souvent réduite à la controverse sur les 11 mots de Péloquin, la murale du Grand Théâtre est probablement le chef d’œuvre le plus méconnu et sous-estimé de l’architecture de Québec.

Pour une des premières fois, on allait «intégrer totalement les arts plastiques à l’architecture», s’était promis l’architecte Victor Prus. Pari tenu.

Le Grand Théâtre a été officiellement inauguré en janvier 1971 par le gouvernement de Robert Bourassa.

Pour la coïncidence (ou le symbole si cela vous amuse d’en voir), j’ai noté que son fils, François Bourassa, sera le prochain à tenir en solo la scène du foyer du Grand Théâtre (2).

Jazz, improvisation, lyrisme et abstraction, annonce la publicité, inspirée de son dernier l’album: L’impact du silence.

Joli titre pour un piano du dimanche au pied des murs qui hurlent.

NOTES

(1) «Faire hurler les murs, Office du film du Québec, ministère des Affaires culturelles, réalisation Jean Saulnier, 1972, 22 minutes. Accessible sur l’application Jordi et sur le site Bibliothèque et Archives nationales du Québec https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2489287?docsearchtext=Faire%20hurler%20les%20murs

(2) Foyer Louis-Fréchette du Grand Théâtre, dimanche 19 mars, 19h30