Qui oserait partir se mettre dans un tel bourbier ? Alors qu’elle vient à peine d’obtenir sa maîtrise en bioéthique, Gabrielle Joni est déterminée à (re)partir vivre en Ukraine. Trop de questions sans réponses la préoccupent.
Sur place, parlant russe et anglais, Gabrielle a déjà tissé des liens et commencé à documenter son processus de doctorat en bioéthique (Université de Montréal) avec son téléphone cellulaire et de l’équipement vidéo professionnel. Cette immersion ethnographique parmi la population, sur le terrain, est la méthodologie qu’elle a choisie. Elle prévoit de se mettre sous peu à l’ukrainien.
Il y a deux objectifs à cette plongée en zone de guerre, dit-elle dans la première vidéo qu’elle a mise en ligne sur son compte Facebook.
« Je me questionne sur les civils, ceux qui ne font pas la guerre en tant que soldat, mais plutôt en mobilisant leur savoir, leur compétence et leur ingéniosité pour se battre à leur manière. Je me questionne aussi sur ceux qui ont mis leur vie sur pause, qui dédient de leurs ressources, de leur temps pour venir en aide aux Ukrainiens. » Comme elle, d’une certaine façon.
La jeune femme originaire de Mauricie souhaite que ce travail lui permette de produire un documentaire « qui va rendre ma recherche accessible en dehors des canaux académiques », dit-elle dans sa vidéo.
Elle se lance aussi dans cette aventure pour participer à garder vivante la réalité de ce qui se passe en Ukraine, « à travers les yeux des civils et le regard d’un étranger ». Comme le cycle des nouvelles s’enchaîne à un rythme effréné, le risque d’oublier la réalité ukrainienne est réel, d’où l’importance de témoigner régulièrement de ce qui s’y passe, croit Gabrielle Joni.
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Au-delà du caractère tragique et grave de la guerre en Ukraine, les gestes de résistance et de résilience sont aussi « beaux, inspirants, et profondément humains », assure-t-elle.
D’ailleurs, selon The Kyiv Independant, plus de 60% des familles ukrainiennes avaient prévu de dépenser au moins une partie de leur budget des Fêtes de Noël pour les forces armées et leurs compatriotes les plus durement touchés par l’invasion russe.
Engagements humanitaires
Elle a son billet d’avion pour le 12 janvier. Ce n’est pas le premier pour cette destination, en fait. Elle s’y est déjà rendue une première fois au printemps 2022, pour aider deux organisations humanitaires, d’abord en Pologne en appui à un organisme aidant les réfugiés ukrainiens dans leurs démarches d’immigration, la Fédération nationale ukrainienne du Canada.
Puis avec Collaboration santé internationale (section Québec), dédié à procurer gratuitement des médicaments et de l’équipement médical aux personnes qui en manquent. « J’ai assisté l’exportation de médicaments depuis le Québec jusqu’à Kyiv en transitant par Varsovie, explique la jeune trentenaire. De Varsovie, j’ai trouvé une femme avec une camionnette avec qui j’ai pu faire équipe pour transporter la cargaison. »
Deux barils pleins de médicaments étaient ainsi destinés à l’organisme de charité Turbota pro Litnikh V Ukraikini, qui les a ensuite redistribués à des centres de soins de longue durée, détaille Gabrielle Joni en entrevue avec La Voix de l’Est, tandis qu’elle entendait aux deux ou trois jours résonner les sirènes annonçant des attaques aériennes imminentes, à Kyiv notamment.
Elle suit d’ailleurs régulièrement les différents mouvements de missiles antiaériens sur le territoire ukrainien via une application sur son téléphone.
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L’étudiante a plusieurs coéquipiers dans son carnet de contacts, et c’est avec Ivan Karaman, un Serbe, qu’elle a jusqu’ici « l’expérience la plus significative ». Ensemble, ils ont récemment participé à donner des cadeaux de Noël à des enfants à Zaporijjia, ville située à huit heures de route au sud-est de Kyiv, longeant le fleuve Dniepr... dans lequel Gabrielle Joni est tombée par inadvertance, sans grande conséquence si ce n’est un surplus d’humidité.
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Les Ukrainiens cherchent effectivement à mettre un baume sur leur réalité. Dans la vidéo la plus récente mise en ligne sur sa page Facebook, montrant un spectacle de Noël pour enfants filmé à Zaporijjia le 14 décembre, on entend bien la sirène de sécurité prévenant d’une possible attaque de roquettes. Le spectacle continue, les gens ayant manifestement appris à composer avec ces rappels incessants que la guerre continue à faire rage. « La majorité des gens ne vont plus dans les abris », souligne Gabrielle Joni, justifiant aussi ce comportement par la très haute efficacité de la défense antiaérienne ukrainienne.
Boussole morale
Elle a choisi de nommer pour l’instant « Moral Compass » — ou « boussole morale » — son processus terrain de documentation vidéo.
« Il s’agit d’explorer ce qui dirige les gens et leurs actions en temps de guerre », dit celle dont l’amoureux est un Ukrainien immigré au Québec alors qu’il avait cinq ans.
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Elle ne connaissait rien à la vidéo avant de s’y lancer. Ce qu’elle a pourtant choisi de faire, inspirée par les Ukrainiens qui « n’ont pas le choix de composer avec une vie complètement chamboulée ».
Et du côté de la boussole mentale personnelle de Gabrielle Joni, qu’en est-il, vous demandez-vous peut-être ? L’aiguille n’est pas trop à l’envers ? Comment soigne-t-elle sa santé mentale dans un tel environnement ?
« C’est sûr que j’y pense... J’entends des choses rough, je vois des choses rough. Mais à date ça a très bien été », dit-elle.
Elle avoue aussi vivre avec le syndrome d’Asperger, qui lui permet selon elle de ressentir différemment les choses que les personnes neurotypiques. « Je ne suis pas dépourvue d’émotivité, mais je vis [les choses] en décalé », explique-t-elle, avouant toutefois avoir pleuré une heure durant lors de son retour à Varsovie après son premier séjour en Ukraine.
« Faire confiance au processus »
Gabrielle Joni fait confiance à la vie, et au vent qui la mènera à bon port au cours de ses travaux de bioéthicienne.
Ses déplacements seront ainsi dictés par le fil des rencontres. « Je ne veux rien forcer, j’y vais par opportunité. »
Prochaine destination : un petit village de la région de Kherson, au sud du pays, soustrait de l’occupation russe depuis un mois. Son ami Ivan et elle y ont une première fois abouti par hasard, après que leur auto soit tombée en panne à quelques minutes à pied de là, en pleine nuit. Des liens s’y sont créés avec les militaires ukrainiens, puis les dignitaires du village (mairesse, etc.). « On a fraternisé ensemble, ils nous ont adoptés le temps qu’on se remette sur pied, alors on s’est promis d’aller les aider, et nous y retournons pour leur amener ce dont ils ont besoin. »
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DRONES, MÈMES ET CYBER-RÉSISTANCE
Les trois axes du travail universitaire de Gabrielle Joni Verreault sont les drones modifiés par des civils en vue d’appuyer l’effort militaire, l’étude du phénomène culturel des « mèmes » dans les réseaux sociaux servant à contrer la propagande virtuelle russe, et enfin la cyberrésistance ukrainienne, faite par des hackers ou pirates du Web.
De nombreux civils modifient des drones commerciaux, parfois avec l’aide d’une imprimante 3D, afin d’acheminer aux militaires par exemple des explosifs ou de la nourriture. Selon Gabrielle, une expertise est en train de se développer en Ukraine pour créer leurs propres drones. Cependant, « comment ces gens se sentent-ils avec le fait que ses appareils risquent à leur tour de faucher des vies ? » se questionne l’étudiante en bioéthique.
Deuxième axe d’intérêt dans sa recherche, les « mèmes » du groupe informel NAFO — en référence à l’OTAN en anglais — fascinent la jeune femme. Ce groupe est le plus structuré dans la lutte contre la propagande et la désinformation russes. « Depuis cet été, les membres de ce groupe, qui sont présents dans 26 pays (!) contrent la propagande pro-russe avec du trolling [messages ayant pour but que de perturber une discussion, discréditer un message, NDLR] ou des mèmes. »
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Leurs mèmes peuvent représenter par exemple un chien Shiba Inu repris par les membres de NAFO. « Je poste régulièrement un mème qui dit “Attention, vous êtes en contact avec un message pro-russe” », donne-t-elle comme autre exemple.
Enfin, elle s’intéresse également aux pirates informatiques ukrainiens qui font la guerre à la Russie sur le Web, parallèlement à celle qui se déroule sur le terrain. « La vérité, c’est que la Russie a un gros pouvoir du côté hacking. »