Qu’est-ce que ça donne ?

Je suis juste un autre prof qui quitte l’école par la porte de derrière dans l’indifférence, épuisé par le mépris tranquille.

LA VOIX DES LECTEURS / « Qu’est-ce que ça donne ? » C’est ce que j’ai répondu à un proche lorsqu’il m’a recommandé d’écrire sur les raisons pour lesquelles j’avais décidé de quitter l’enseignement. Ça fait un mois que j’ai terminé l’école, et je commence tout juste à tranquillement me remettre de cette année scolaire épuisante.


Je suis enseignant au secondaire depuis un moment déjà. Dans ma tête, ça brasse. Je ne suis déjà plus capable. Pourquoi j’ai tellement besoin de partir ? Je me sentais comme un numéro, maintenant je suis une statistique. 50 % des nouveaux enseignants quittent la profession après 5 ans. Il manque de monde partout, je vais aller m’essayer dans un autre domaine. C’est tout.

Je suis juste un autre prof qui quitte l’école par la porte de derrière dans l’indifférence, épuisé par le mépris tranquille. J’appréhende déjà la fin d’août, le début des classes, où je ne serai pas présent.



On m’avait dit : « trouve un travail que tu aimes, et pas un jour tu ne travailleras ». C’est tellement faux. En enseignement, le travail que vous aimez vous rendra vassal. Pourtant, j’adore enseigner. Parce que j’ai l’impression que je suis bon dans ce que je fais. J’ai l’impression de faire la différence.

Mais à quoi ça sert d’être bon dans quelque chose à laquelle on ne donne pas de valeur. Le plus beau métier du monde, mais à quel prix ? Pas cher. En vaut-il la peine ? Je ne sais plus.

Notre métier, parce qu’on l’aime, on l’appelle vocation à 16 échelons. De toute façon, peu importe les conditions, ils savent qu’ils nous tiennent, qu’on va le faire pareil. Pour gagner ton paradis, travaille les soirs et fins de semaine. 35 ans à courir après ta retraite, tu vivras plus tard.

Des montagnes de corrections, des heures de planification la veille. Maintenant, j’ai l’impression de pratiquer le plus vieux métier du monde. Ça n’en vaut pas la peine. Tout donner, pour si peu. Tout donner, pour s’y perdre.



Je suis fatigué. « Tout le monde est fatigué. Arrête donc de chialer. Les profs, vous n’êtes jamais contents. Si t’es pas content, fais autre chose. »

Quand je parle des défis en enseignement. Ils me disent: « Ah… c’est sûr que, moi, je ne ferais jamais ta job. Ça doit vraiment être difficile de travailler avec des ados. Des petits enfants rois qui ne pensent qu’à leur nombril. »

Non. Ironiquement, les élèves n’ont jamais été le problème. Ils sont le ciment.

Dans nos écoles en ruines, les élèves sont le ciment qui nous permet de ne pas nous briser en morceaux. Enseigner, c’est bâtir. Ce sont eux qui nous donnent le courage de continuer à bâtir. Le ciment qui nous tient tous ensemble. Et nous, on doit être fiers.

Qu’est-ce que ça donne ? La réussite d’un élève, ça donne tellement. Ils marqueront nos sociétés, ils la marquent déjà. Ils en valent la peine. Dans nos écoles en ruines, ensemble, nous travaillons à les ériger. Sur les chantiers de notre avenir, 5 jours par semaine nous bâtissons. Pas payés pour l’extra.

Or, comme tout bons bâtisseurs, nous avons besoin d’outils, des matériaux indispensables pour construire mieux, plus haut, plus solide, plus beau. Nos outils à nous, c’est notre créativité, notre patience, notre amour, notre compassion, notre curiosité, notre capacité à s’émerveiller, à partager. On enseigne ce que l’on est.



Malheureusement, nos outils s’effritent. Nos matériaux se brisent quand on n’a plus le temps de s’occuper de nous. On nous enlève du temps. On nous rajoute des tâches. On nous dit de faire toujours plus, avec moins.

« Faites-le pour les élèves. » On nous tient par les tripes. On continue, mais sans marteau, sans outils, à main nue s’il le faut. On continue. Un peu plus épuisés, un peu plus effacés. Jusqu’à notre effondrement.

Toujours là, à jongler avec « ce qu’on me demande» et « ce que ça me demande ». Il faut bien que je m’économise pour vivre un peu.

Je laisse donc couler une autre journée décevante entre mes doigts. Pour durer, je dois laisser mes ambitions s’estomper. Le gain en innovation reste faible, mais si je veux m’occuper d’eux, je dois être là encore demain. Horrible dilemme.

Choisir l’insatisfaction constante de ne pas avoir le temps, de me contenter du minimum. Constamment me répéter que ça va faire la job. Qu’est-ce que ça donne ? Il faut trancher à leurs dépens. Pour moi, c’est ça le plus triste. On l’accepte. On l’intègre. On se plie à l’indifférence générale.

Mais, qui les construira ces monuments quand nos mains en lambeaux ne suffiront plus ? Quand on va tous avoir « pété au frette » ? Qui va être là pour eux, quand plus personne ne pourra être là ? On en brise du bon monde en enseignement. Pas le choix. On coupe les coins ronds. On produit plus, en moins de temps. On diminue la qualité des matériaux.

Au début, ça ne paraîtra pas trop. Ça va avoir l’air « bin drette » de loin, mais plus ça va avancer, plus les charpentes vont plier. Ça va s’effondrer par en dedans. Ça ne fera pas la job. 35 petites vies à sauver par classe, tu penses que j’ai le temps ?

Le bateau coule. Je ne veux pas être dessus. Qu’est-ce que ça donne, de toute façon ? Personne ne les connait ses héros en burn out qui ont coulé dans la tempête. Des collègues scraps qui vont et qui viennent au gré des épuisements professionnels.



Pourquoi on accepte ça ? Trop fatigués pour se battre, on se laisse fesser dessus. Qui penses -tu qui va venir nous sauver ? Quand même nous, les profs, on ne se donne pas de valeur. Si tu acceptes de travailler plus, pour moins, alors qu’il y a pénurie de main-d’œuvre partout, bin c’est peut-être nous les caves. Peut-être que ça vaudrait la peine qu’on se batte un peu pour nous.

De plus en plus d’enseignantes, d’enseignants comme moi se découragent et quittent la profession. Des gens peu formés les remplacent. Petit peu par petit peu. On n’en parle pas trop. Leurs lacunes deviennent ainsi un fardeau de plus pour leurs collègues qui, eux, continuent à bâtir malgré tout.

Ça permet ensuite à d’autres de se donner la légitimité de commenter, de critiquer, de transformer notre métier de l’extérieur avant de chercher à comprendre ce qui fonde son efficacité malgré tout. Tout ouïe pour les Pierre, Ricardo et Gregory. Sans jamais nous demander, à nous, ce qu’on changerait pour que ça marche. On s’adresse à nous sans nous parler. On nous demande de faire de la maison pré usinée.

L’enseignement. Ça prend beaucoup, mais qu’est-ce que ça donne ?

J’écris pour essayer de donner un sens à tout ça. Rien de tragique ici. Juste un gars qui change de job. Qui part avec plein de beaux souvenirs, de petites réussites, et d’amour inconditionnel pour ses élèves. La curiosité. Des étoiles dans les yeux. Des rires aux larmes. Des monuments. Qu’est-ce que ça donne ? Ça donne ça.

David Maltais,

Frelighsburg