Le sergent, dont Les Coops de l’information ont accepté de conserver l’anonymat, était l’un des premiers à intervenir sur la terrible scène dans laquelle le petit Romain Lemieux, deux ans, a perdu la vie dans le stationnement du Complexe Branchaud-Brière de Gatineau, en octobre 2015.
Depuis ce temps, le policier a connu plusieurs difficultés sur les plans personnels et professionnels. Le Tribunal administratif du travail s’est rangé partiellement de son côté, le mois dernier.
La récente décision oblige la Ville de Gatineau et la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST) à retourner devant le tribunal afin de «déterminer si ce diagnostic est bel et bien en relation avec les évènements du mois d’octobre 2015, à savoir si le travailleur a subi une lésion professionnelle».
L’horreur en continu
Il a fallu du temps, même à des spécialistes aguerris, pour cerner le pernicieux traumatisme. Dans sa décision, le juge administratif Jason W. Downey résume cinq années de doute et de vulnérabilité.
«Le travailleur explique avoir été appelé sur une scène impliquant la mort d’un enfant en 2015 et que les images tragiques de l’évènement le hantent depuis. Il explique vivre des défis dans son quotidien depuis des années, sans trop savoir ce qu’il n’allait pas bien chez lui, mais qu’il réussit tant bien que mal à fonctionner. Ce n’est qu’à la suite d’un travail sur lui-même, accompagné d’un psychologue et de son médecin de famille en 2020, qu’on identifie finalement le diagnostic en question, qu’il relie à l’évènement de 2015.»
L’horreur de la scène a frappé autant les esprits des citoyens que ceux des policiers et autres premiers répondants, le 18 octobre 2015.
Le sergent doit «gérer la scène» et s’occuper de son équipe. Il doit surtout télécharger des photos de la scène qui doivent servir à l’enquête. «La scène funeste lui passe sous les yeux une deuxième fois et il explique en être marqué. Il dira plus tard revoir ces photos défiler dans sa tête, pendant des années.»
Le juge administratif retient du témoignage du policier qu’il n’y a pas de débreffage au poste, en cette journée sombre. Le surlendemain, poursuit le juge, une psychologue est présente, «mais la rencontre ne dure pas bien longtemps et il n’a jamais vraiment l’occasion d’en parler davantage».
Le policier a raconté lors des audiences du Tribunal administratif que la vie avait repris son cours, alors que cette histoire devait être une affaire du passé. Le policier n’a pas cessé de travailler, et n’a pas pris de médication.
Trois ans plus tard
Trois ans après les faits, le policier ressent des problèmes avec sa conciliation travail-famille. «Sa conjointe trouve qu’il ne ‘va pas bien’», et en 2018, le policier doit vivre avec une autre lésion professionnelle - une blessure à l’épaule - qui «semble occuper le plus gros des consultations médicales», résume le juge.
À partir de cette année, le policier entreprend de profiter d’un Programme d’aide aux employés. Il retourne avec sa conjointe et ses jeunes enfants sur les lieux de l’accident de 2015, où est organisée une activité communautaire familiale. Crise de panique, tremblements, flash-back. Le policier doit se retirer pour reprendre ses esprits.
En 2020, c’est le début de la pandémie de COVID-19 et de la plus grande détresse du sergent gatinois, écrit le juge. «Son anxiété augmente, il a de la difficulté à fonctionner au travail. Il explique avoir une peur ‘démesurée’ que ses enfants contractent et meurent de la COVID-19 à la garderie; il en fait une véritable phobie.»
Cet état d’esprit le pousse à consulter à nouveau. En mai 2020, une psychologue «identifie rapidement la piste d’un stress post-traumatique en lien avec des évènements survenus au travail, particulièrement en ce qui concerne des enfants morts».
Son médecin de famille pose le même diagnostic une semaine plus tard.
Pas responsable des délais
La Ville de Gatineau et la CNESST avaient d’abord plaidé pour le rejet de la réclamation de l’employé, en évoquant le dépassement des délais prévus par la loi. Le drame s’est produit en 2015, alors que la réclamation du policier a été faite en 2020.
La CNESST refusait la réclamation du policier en indiquant que le délai de six mois prévu à la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles était dépassé.
Dans sa récente décision, le juge administratif Jason W. Downey a résumé la position de la Ville pour laquelle «la réclamation du travailleur (était) tardive et qu’il ne fournissait pas de motifs raisonnables pour justifier le délai de près de cinq ans».
Mais le policier n’est pas responsable de ce délai, a tranché le juge administratif, le 29 juin dernier.
L’analyse du Tribunal administratif du travail selon laquelle «le travailleur n’est pas tardif dans la production de cette réclamation» a ainsi été retenue, puisque son médecin de famille a bel et bien constaté une multitude de symptômes chez son patient, entre 2016 et 2020, sans pour autant faire la connexion avec ces évènements tragiques. «Le travailleur vit avec des malaises pendant plusieurs années, mais n’est jamais véritablement mis sur la piste d’un syndrome post-traumatique par les gens ou les professionnels de la santé qui l’entourent.»