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Il est 22h. Un long serpent de silhouettes et de valises jusqu’alors immobile progresse pas à pas dans la pénombre vers l’entrée d’un petit bâtiment situé un peu à l’écart de la gare de Przemysl, ville polonaise proche de la frontière.

À l’intérieur, des douaniers polonais vérifient rapidement les passeports, ultime étape avant l’embarquement dans le train numéro 716 stationné juste en arrière, portes ouvertes. Pendant ce temps-là, des bénévoles vêtus de gilets jaunes fluorescents parcourent la longue file pour offrir de copieux sandwichs et des bouteilles d’eau.

Ce soir, ce sont près de 800 passagers qui vont pouvoir rejoindre Kyiv, à des centaines de kilomètres au nord de l’Ukraine. Un long périple de près de 12 heures, parfois à vitesse réduite et entrecoupé d’arrêts. Coût du billet : environ 35 dollars canadiens.

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Se déplacer dans certains wagons en pleine nuit exige une attention de tous les instants et un don de l’agilité pour contourner des poussettes sans heurter les bébés, enjamber des valises empilées jusque devant des portes, et même des chiens assoupis au milieu des allées faiblement éclairées.

Les sièges sont occupés en quasi-totalité par des femmes, la plupart plutôt jeunes, des enfants et quelques couples âgés.

Certaines expliquent vouloir retrouver leur conjoint, coincé en Ukraine depuis le 24 mars en raison de la mobilisation générale des hommes âgés entre 18 et 60 ans, d’autres ont la nostalgie du pays.

La débâcle russe autour de Kyiv en a convaincu aussi plusieurs que le temps était venu de rentrer dans la capitale et ses environs même si le spectre des frappes de missiles n’a pas disparu. Y compris sur des infrastructures ferroviaires telles celles survenues ce même soir au sud de la ville de Lviv, où doit justement transiter le train 716. Sans oublier des raisons économiques: demeurer à l’étranger, sans emploi, coûte cher.

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«Home sweet home»

Cent jours après le début de la guerre, les scènes d’exode massif vers les pays limitrophes semblent en effet désormais choses du passé. Le flux s’est même inversé, assurent des bénévoles postés dans la gare de Przemysl pour assister et réconforter ces naufragés de la guerre.

Au point qu’il est désormais difficile de trouver une place dans les trains qui font la liaison de jour comme de nuit entre la Pologne, depuis Varsovie, Chelm ou Przemysl, et l’Ukraine.

Une tendance confirmée par les autorités. «Depuis trois semaines, le nombre de citoyens rentrant en Ukraine est supérieur au nombre de ceux qui partent», mentionne le Service des gardes-frontières de l’Ukraine. Le 1er juin, 30 000 Ukrainiens avaient quitté le pays tandis que 33 000 effectuaient le chemin inverse.

Selon le Haut Commissariat de l’ONU pour les réfugiés, ce sont près de 6,7 millions d’Ukrainiens qui sont partis précipitamment à l’étranger, notamment en Pologne, depuis le début de la guerre. Du nombre, près de 2,3 millions seraient revenus en Ukraine, indique Frontex, l’agence européenne chargée des frontières.

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«Home sweet home», chuchote presque Alina, 40 ans, lorsque rencontrée dans la file d’attente à la gare de Przemysl.

À l’écouter, on comprend vite qu’elle est submergée d’émotions contradictoires. Elle se dit «heureuse» de retrouver son pays et Chernihiv, sa ville, à 150 km au nord de Kyiv, qu’elle a quitté précipitamment en auto avec sa nièce le 6 mars «sous les bombardements et les tirs d’armes automatiques». Et de sortir son téléphone pour montrer une vidéo captée immédiatement après la chute d’un missile ou d’une roquette sur un immeuble de son quartier.

Sa façade est éventrée. C’est le chaos. Dans la fumée mêlée à un épais nuage de poussière, on distingue des corps inertes jonchant le sol dans des mares de sang dont la couleur teinte outrageusement le sol gris. Certains ont des jambes et des bras arrachés et en lambeaux.

Alina, pétrifiée, laisse ces images atroces défiler. Avant d’appuyer sur pause. «Il n’y a pas de place pour du bonheur», lâche-t-elle alors. Avant d’ajouter : «J’espère que les Russes ne reviendront jamais!»

«Faire quelque chose pour son pays»

Le train 716 est un microcosme représentatif de toutes les couches de la société ukrainienne. On y trouve même une ex-politicienne activiste. Assise incognito, Anna Novosad, 32 ans, a été ministre de l’Éducation et des Sciences quelques mois en 2019-2020.

Cette jeune femme dont la carrière politique qui s’annonçait brillante fut stoppée net s’était exilée ensuite au cours de l’été 2021 aux États-Unis pour suivre notamment un cursus universitaire.

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Aux États-Unis, on m’a dit sans cesse: “Mais pourquoi retournes-tu en Ukraine, tu serais plus en sécurité ici?”

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Mais le confort de sa propre sécurité n’est pas un argument suffisant pour rester à l’étranger. «Moi je me suis demandé plutôt : “Que peux-tu faire pour aider ton pays?”. Parce que chaque Ukrainien doit faire quelque chose pour son pays.»

Sa préoccupation désormais, explique-t-elle, est de réussir à obtenir du financement des gros bailleurs de fonds et organiser la reconstruction des écoles détruites en particulier dans les zones occupées pendant plusieurs semaines par les troupes russes autour de Kyiv. Quant à celles qui n’ont pas été détruites, elles ont souvent été pillées... «Les Russes ont tout volé. Chaises, tables, et parfois les tableaux noirs. Imaginez! Les besoins sont énormes si on veut que la prochaine rentrée scolaire ait lieu.»

Anna Novosad a même fait le déplacement le mois dernier à Ottawa pour rencontrer le ministre fédéral du développement international Harjit S. Sajjan.

«J’espère que toutes les promesses d’aide financière pour notre pays se concrétiseront... Rebâtir notre système éducatif est la clé de notre avenir.»

11h35, le train des revenantes entre enfin en gare de Kyiv. Sur le quai plusieurs hommes attendent déjà avec fébrilité.

Adossé à un pilier de béton, un militaire en uniforme a les yeux rivés vers la porte d’un des wagons du convoi, un bouquet de roses à la main. Quelques secondes plus tard, il peut enfin étreindre son amoureuse.

La guerre peut bien attendre...

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