Chronique|

Le regard et ses façons

Sharbat Gula, appelée « l’Afghane aux yeux verts », Steve McCurry, National Geographic 1985

CHRONIQUE / Ma chronique «Les bouts pointus existent» de la semaine dernière a fait beaucoup jaser. On a parlé de décence, de jugement, de rapport à l’autre, de féminisme, de vivre et laisser vivre, de caleçons, de torses nus. On s’est chicané sur la façon de s’habiller et de s’exciter. On a accusé les hommes, les femmes et les autres de sexisme et de phobies.


Toutes ces discussions, ces remontrances et ces délivrances m’ont amené à réfléchir sur le centre, sur le canal qui relie tout : le regard. Ces deux petites billes ayant la capacité de faire chavirer, d’aimer et presque — de tuer.

Il existe autant de regards que de personnes. Comme une tache de naissance, chacun l’apporte avec soi, où qu’il aille. Un regard peut-il changer avec les épreuves, les années?

Il y a le regard doux, celui posé sur une feuille d’arbre, un poème et des enfants. Le regard aimant caressant les cheveux fraîchement coupés de sa femme.

Le regard-ça-sent-bon.

Celui du matériel, d’objets convoités. Ou celui accusateur et plein de douleurs.

Le regard de la fin — le dernier lancé par la fenêtre du train vers cet amant éphémère que tu ne reverras plus.

Il y a le regard protecteur, comme une bulle sur laquelle rebondissent les mauvais sorts.

Yeux-soleil (brillants), yeux-lune (mystérieux). Les profonds et ceux plutôt surface-de-lac.

Les yeux que tu ne veux pas affronter. Ceux te balayant rapidement de bas en haut, jugeant en une microseconde ta beauté et ta personnalité.

Les yeux envahissants alors que tu es couché dans un endroit public et qui disent : «elle n’a pas d’affaire là».

Les regards-rois, hauts de dix mètres.

Aussi les non-regards, qui se cachent et se protègent l’âme.

Puis, il y a ceux qui ferment les yeux, pour savourer, déstresser.

Je te respecte

Le regard est un organe érotique. Il peut désirer, déshabiller, imaginer. Mais aussi déshumaniser, posséder.

Oui, regarder le beau — mais en respect. Le regard peut être une arme, attention de ne pas tirer. Chacun est maître de son regard. Maître de soi.

«Si tu ne portes pas de soutien-gorge, attends-toi à ce qu’on regarde.»

J’attends ton regard, mais doux. Déposé, pas imposé. Tu peux trouver belle; tu peux trouver beau. En toute humanité.

Le regard est un miroir de société qui évolue avec le temps, les variations de coutumes et les modes qui passent. Il est au centre de ce qui est accepté, impoli, coincé, tabou.

Nous ne regardons pas les femmes, les personnes «de couleur», les homosexuels, les automobiles, les tramways, les gouvernements, la nature et la planète avec le même regard aujourd’hui qu’il y a cent ans.

Regardez-moi et l’autre à travers vos yeux singuliers, avec bienveillance.

«La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur,

Un rond de danse et de douceur [...]» («La Courbe de tes yeux», Capitale de la douleur, Paul Éluard, 1926)