Dans mon cas, cet objet qui semble bien banal, mais qui vaut son pesant d’or, est un jeu de société.
Je vous ai quelques fois parlé de ma tante Denise, une enseignante retraitée au cœur gros comme le monde et chez qui presque tous les membres de ma famille ont séjourné pendant des périodes difficiles, le temps de se remettre sur pied.
Ce fut mon cas en 2004, alors que j’entamais le dernier droit de mes études secondaires. La vie avait fait en sorte que j’avais choisi de quitter le domicile de ma mère pour m’établir chez mon père au terme de mon année scolaire. Entre temps, j’ai dû demeurer trois mois chez ma tante pour des raisons que je n’élaborerai pas ici.
Pendant ces trois mois, ma tante a bien pris soin de moi. Elle m’a aussi appris à jouer au Rummy, ce jeu où on doit faire des séries numérales ou des regroupements de chiffres identiques, mais de couleurs différentes. Avec deux plaquettes « joker » en forme de soleil souriant.
Un jeu auquel ma tante a été, pratiquement toute sa vie, imbattable. On y a tellement joué que pour mes 17 ans, mon père, croyant bien faire, m’avait offert mon propre jeu de Rummy, bien emballé dans sa mallette de cuir bleu marin.
Quand tous tes amis reçoivent un téléphone cellulaire, une voiture ou des billets de concert à cet âge, un jeu de société a de quoi décevoir. Je ne l’ai jamais dit à mon père, qui risque donc de l’apprendre en lisant ces lignes... Désolée, p’pa. Ça m’a pris une couple d’années pour comprendre l’intention bienveillante de ton geste, mais sache que je l’apprécie à sa juste valeur maintenant!
Depuis toutes ces années, il n’y a pas une fois où j’allais visiter Denise sans que nous manquions de disputer une, deux ou même trois parties de Rummy. Après avoir appris de la meilleure, j’ai aussi gagné en expérience. Nos duels étaient passionnants et, signe que nous jouions seulement pour le plaisir, l’une n’hésitait pas à aider l’autre à placer ses dernières pièces, quitte à lui concéder la victoire, et inversement.
Et puis la vie a fait son œuvre, et le couperet est tombé: ma tante Denise souffrait désormais d’Alzheimer.
Pourtant, même si sa mémoire faisait parfois des siennes, la sœur aînée de mon père demeurait encore vive d’esprit. Je continuais de la visiter et nous continuions de jouer au Rummy, une façon de stimuler son esprit et ses réflexes. Elle l’emportait encore haut la main, signe que la maladie n’avait pas encore trop fait de ravages.
Je me disais que tant et aussi longtemps que ma tante allait jouer au Rummy, tout allait bien se passer.
Mais en 2020, tout juste avant l’arrivée de la pandémie, elle a dû quitter sa maison pour s’établir dans une résidence privée pour aînés, là où on lui promettait des soins adaptés à sa situation.
J’ai longtemps redouté la dernière partie de Rummy que je jouerais avec ma tante Denise. À mes yeux, ça marquerait la fin d’une époque.
Et bien sûr, je ne savais pas que cette ultime partie allait être la dernière au moment où j’allais la jouer. C’était l’été dernier. Mon père avait profité d’un creux dans les mesures sanitaires pour faire profiter à sa sœur du patio de la maison où elle avait vécu plus de quatre décennies.
Nous avions joué tous les trois à notre jeu de société fétiche, et une fois de plus, ma tante nous avait épatés avec ses stratégies pour placer ses pièces le plus rapidement possible. Alors que mon père et moi tentions depuis plusieurs minutes de rebrasser les pièces pour assembler de nouvelles séries afin d’y intégrer un autre chiffre, elle nous a soufflés en réussissant l’exploit en deux temps trois mouvements.
Quelques instants plus tard, à mon cousin venu nous visiter et nous ayant confié qu’il venait de célébrer deux années sans boire, elle a rétorqué qu’il devait avoir la bouche sèche. Une répartie qui avait de quoi surprendre, mais qui a fait de cet après-midi estival un moment que je chérirai toujours parce qu’il cristallise ma tante comme je veux m’en souvenir.
Ce fut la dernière partie de Rummy que j’ai jouée avec ma tante Denise.
Son état s’est depuis détérioré, si bien qu’elle demeure aujourd’hui dans l’aile d’un centre hospitalier avec d’autres patients atteints de diverses formes de démence.
Je suis allée la voir aussi souvent que j’ai pu. La dernière fois, elle ne m’a pas reconnue. Elle était à l’aise en ma présence, mais elle n’arrivait plus à se souvenir de qui j’étais.
Bien sûr, ça m’a frappée. Quand quelqu’un qu’on aime perd graduellement la mémoire, on vit une série de petits deuils. Ça fait partie de la vie.
Les membres de ma famille se relaient pratiquement chaque jour pour aller tenir compagnie à ma tante, là où elle est, afin de s’assurer que l’atterrissage s’effectue en douceur. Il y a dans ce dévouement et cet amour dont je suis témoin quelque chose de profondément beau et touchant, malgré la laideur de la maladie qui s’attaque aux gens sans égard au mérite.
J’ignore de quoi sera faite la suite. On verra. Mais dix-huit ans plus tard, j’ai toujours ma mallette marine et son précieux contenu, qui évoquent pour moi cet épisode marquant de ma vie où ma tante Denise occupe mes plus beaux souvenirs.
Des souvenirs que je me remémore désormais pour deux.