L’ÉDUCATION À TROIS VITESSES | «Là où il y a une facture, il y a une fracture»

Au Québec, une cinquantaine d'écoles offrent près de 700 programmes Sport-Études reconnus par la province. Il y aussi une cinquantaine établissements qui proposent des programmes Arts-Études approuvés par Québec. À cela s’ajoutent toutes les concentrations dans les autres écoles secondaires, allant de la robotique à l’horticulture, en passant par les sports électroniques, ainsi que le programme d’éducation intermédiaire (PEI) du baccalauréat international proposé dans plus de 80 écoles québécoises.

Il faut repenser le système de l’éducation et mettre fin aux «trois vitesses» qui pénalisent les enfants en difficulté ou provenant de familles moins fortunées. L’organisme École ensemble, qui mène ce combat depuis cinq ans, proposera différentes pistes de solutions à la veille de l’élection provinciale. Et contrairement à ce que souhaite Gregory Charles, elles passent par la gratuité scolaire des projets pédagogiques particuliers qui pullulent dans le réseau.


La concurrence entre les écoles secondaires au Québec a rendu le système d’éducation inéquitable, disent des experts. Les critères d’entrée dans un programme ou une concentration, ainsi que la facture qui y est souvent associée, provoquent une ségrégation entre les murs des institutions publiques, au détriment des jeunes moins doués ou moins nantis.

Fondé par des parents d’élèves, l'École ensemble demande l’abolition de ces critères pour mettre fin à la ségrégation du «marché de l’éducation», entre l’école ordinaire, l’école sélective et l’école privée subventionnée.

Le coordonnateur de l’organisme, Stéphane Vigneault, plaide pour des programmes «gratuits et pour tous», de façon à ce que chaque enfant puisse avoir accès à un projet particulier. «On veut de la mixité, puisque l’école qui n’est pas homogène, avec des classes équilibrées, produit de bien meilleurs résultats, autant académiquement que socialement.»

Le coordonnateur de l’École ensemble, Stéphane Vigneault.

Un ADN qui s’est tari

L’école n’a pas toujours été accessible à tous de façon égale. Lorsqu’elle était sous le giron des communautés religieuses, certains enfants qui devaient donner un coup de main à leur famille ne pouvaient rester plusieurs années sur les bancs d’école. L'éducation est devenue une responsabilité de l’État pour mettre fin à ces inégalités.

Afin de concurrencer les écoles privées subventionnées, les écoles publiques ont mis sur pied des projets pédagogiques particuliers, ce qui a créé une compétition entre les établissements. Le nombre de programmes a explosé dans la dernière décennie.



Les programmes sportifs dans les écoles peuvent coûter une petite fortune aux familles.

Au Québec, une cinquantaine d'écoles offrent près de 700 programmes Sport-Études reconnus par la province. Il y aussi une cinquantaine établissements qui proposent des programmes Arts-Études approuvés par Québec. À cela s’ajoutent toutes les concentrations dans les autres écoles secondaires, allant de la robotique à l’horticulture, en passant par les sports électroniques, ainsi que le programme d’éducation intermédiaire (PEI) du baccalauréat international proposé dans plus de 80 écoles québécoises.

Déjà en 2016, le Conseil supérieur de l’éducation prévenait que l’iniquité scolaire s’était incrustée dans l’ADN des écoles secondaires.

L’accès à une éducation qui répond à ses besoins est un droit, et la qualité du service reçu dans les écoles ne devrait pas être conditionnelle à la capacité de payer des parents.

Critères discriminatoires

Comme au privé, des critères d’admission s’appliquent dans la majorité des cas: audition, examen, moyenne de passage à avoir et à maintenir. Régulièrement, une facture plus ou moins salée s’ajoute.

 «Là où y a une facture, il y a une fracture», affirme Stéphane Vigneault.

Le Centre de services scolaires des Chênes, à Drummondville, a d’ailleurs entrepris un chantier de réflexion pour ouvrir ses programmes à tous. Une décision qui a fait jaser partout au Québec.

Dominique Langlais s’est penché sur la question dans le cadre de son mémoire de maîtrise en Éducation, réalisé à l’Université du Québec en Outaouais, en s’attardant à la ségrégation créée par les sciences et mathématiques enrichies, un prérequis pour certains programmes collégiaux. Les écoles secondaires publiques peuvent ou non exiger des élèves une note minimale en maths et en sciences pour qu'ils puissent se qualifier au volet enrichi l’année suivante. La note minimale varie d’un endroit à l’autre. Dans tous les cas, l’inégalité des critères met des bâtons dans les roues de plusieurs élèves.

Selon le Programme de formation de l’école québécoise, véritable Bible du ministère de l’Éducation, «le choix doit se faire selon l'intérêt de l'élève, ses aptitudes et ses désirs de formation future», souligne M. Langlais.

«Je n'ai pas vu, dans le document du ministère, un critère lié aux résultats scolaires, dit-il. S’il y avait une solution, elle part des centres de services scolaires et des écoles qui devraient éviter, à mon avis, de mettre un critère de résultat scolaire minimum pour avoir accès à un cours pendant la période de scolarité obligatoire. Ça permettrait d'amenuiser un peu les inégalités.»

Exacerber les difficultés

Les classes de projets particuliers sont composées d’élèves au profil similaire. L’absence de mixité sociale peut avoir des impacts à long terme, disent MM Vigneault et Langlais.

Les classes ordinaires, elles, se sont souvent vidées des élèves plus forts qui pouvaient faire un effet de levier chez les autres.

On concentre les élèves en difficulté ou défavorisés dans les écoles publiques ordinaires. On les regroupe. En concentrant les difficultés, on les exacerbe.



M. Vigneault soutient qu’il ne serait pas étonnant de voir un plus haut taux de décrochage chez les jeunes dans un programme ordinaire. Sur les 9897 élèves qui ont quitté l’école sans diplôme au bout de l’année 2018-2019, seulement 680 provenaient d’un programme particulier, selon ce qui a été rapporté par les écoles au ministère de l’Éducation.

Après une chute du taux de décrochage à 9% sur une période de 17 ans, la courbe a repris de l’altitude. En 2018-2019, le taux de décrochage a atteint 14,2 % au Québec. Selon le ministère, cette année-là, «la hausse du taux de sorties sans diplôme ni qualification se fait particulièrement ressentir chez les élèves en situation de retard scolaire, les élèves issus de l’immigration (première génération), et les élèves de milieux défavorisés.»

Le chanteur et animateur Gregory Charles, qui a aussi enseigné l'histoire, suggère le retour des classes non mixtes, afin de ne pas pénaliser le développement des filles tout en encadrant mieux les garçons. Il a aussi lancé l’idée de commencer l’année scolaire plus tôt, tout en accordant un congé aux élèves en janvier, et de remettre la gratuité de l’éducation en question.

Compétition entre élèves

Dans les classes de projets particuliers, une compétition a tendance à s’installer entre les élèves. Les jeunes connaissent aussi une pression de performance.

Laurie vit cette pression. Pour rester dans son programme de basketball, au Triolet à Sherbrooke, elle doit maintenir une moyenne minimale de 70 % en mathématiques et en français.

«J’ai pogné un mur», raconte-t-elle. L’adolescente a une note qui avoisine plutôt les 60 %. «Je suis un peu stressée… je fais de mon mieux. J’aime vraiment ça, Sport-Études. J’ai des amis, ma routine du matin. Je veux vraiment rester.»

«Je suis un peu stressée… je fais de mon mieux, confie Laurie, anxieuse à propos de ses notes. J’aime vraiment ça, Sport-Études. J’ai des amis, ma routine du matin.»

Psychologue en milieu scolaire, Patrick Monette observe que de tels programmes peuvent amener leur lot de stress. «Ça peut être bénéfique, parce que ça peut aider à se mobiliser pour plus étudier. Mais à l’inverse, ça peut créer des cas assez importants d’anxiété.»

Il ne faut pas pour autant lancer la pierre aux programmes particuliers. Emmy a tiré du positif de ses années au programme de danse à l’Académie les Estacades, à Trois-Rivières. Maintenant au cégep dans un DEC-BAC en marketing, elle reconnaît que la discipline imposée par le Sport-Études lui a servi.

Emmy a tiré du positif de ses années au programme de danse à l’Académie les Estacades, à Trois-Rivières.

Avant de pouvoir être admise au programme de danse, elle avait fait sa première année du secondaire en classes ordinaires.

«D’avoir une routine assez constante pendant quatre ans, c’est sûr que ça m’a aidée, confie Emmy, qui a un trouble de déficit de l’attention sans hyperactivité. Si j’étais restée au régulier, je serais dans le même programme, mais ça serait plus difficile.»

Stéphane Vigneault ne nie pas que les projets particuliers ont de solides avantages. Il inscrira d’ailleurs ses enfants dans un de ces programmes. «Ça stimule les élèves, ça mobilise les enseignants, ça dynamise les écoles. Mais il faut trouver une manière de garder ces avantages-là en se débarrassant de leurs conséquences ségrégatives qui écrèment la classe ordinaire.»

«Il y a une réflexion en ce moment sur l’école du futur», poursuit le psychologue Patrick Monette. «Je pense que ça s’en va vers une abolition ou une ouverture de ces programmes-là. Je suis pour le fait d’éviter l’élitisme et de promouvoir la mixité sociale, mais je ne suis pas contre la compétition quand elle reste saine.»