Mon amie, si tu n’étais pas morte, tu aurais encore pu sécher mes larmes et me confier les tiennes.
Ma chère disparue, si tu avais eu trente ans, nos rides se seraient suivies, comme deux rivières sœurs.
Tu aurais eu le temps de n’avoir pas le temps. Pas le goût. Pas le droit.
Tu aurais pu connaître la douceur de mon chat, les enfants de nos amies, les mille et une nouvelles bières du Québec.
K., si tu avais vécu, tu aurais pansé ma solitude et accompagné mes rires. Tu aurais eu un deuxième amour, puis un troisième — et de la peine. Si tu avais été là toutes ces années, tu m’aurais encouragée et lue.
Toi, ma première lectrice.
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Mon petit Cœur de 16 ans, tu m’aurais appris l’exubérance. Le ridicule qui ne tue pas. Les mauvais coups pas trop méchants. Tu m’aurais appris à redresser les épaules, à regarder devant, et à chanter. À être une femme fière, une guerrière de la vie. Toi qui mordais dedans.
Aujourd’hui tu aurais un bureau, des stores, une machine à laver ; tu serais adulte.
Ma belle, tu en as manqué des Histoires. Un Printemps érable de solidarité rouge. Des vagues et des vagues de pandémie. L’envahissement des réseaux sociaux, qui heureusement ne nous ont pas empêchés, nous, dans le temps, de nous balader les après-midis à vélo.
Notre amitié aurait-elle survécu à la Grande Séparation du temps du Covid, où bien des amitiés et des amours s’effritent comme du verre ?
Aurais-tu pleuré pour la guerre en Ukraine ?
Peut-être aurions-nous été colocs, partenaires de beuverie, jumelles de condo, équipe de feu.
Des milliers de conditionnels, de possibilités, d’avenues probables. Si tu avais vécu.
Le 29 mars 2022, tu aurais soufflé 30 bougies. 14 de plus. 14 ans à vivre plus.
On t’a peut-être enlevé ces années, mais moi je vis les miennes aussi pour toi. Tu vis toujours dans mon cœur, même dans l’absence. Mes trente ans sont tes trente ans. Accroche-toi là-dedans, notre vie commence !
Il y a 12 ans, j’ai vécu la mort. Il y a 12 ans, j’ai reçu le plus horrible des appels.
À l’âge de 16 ans, j’ai dit à l’antenne de Radio-Canada : « Cette expérience nous fera grandir. »
Il y a 12 ans, j’ai pris 12 ans.
Le 16 mai 2008, les médecins débranchaient ma meilleure amie, vivant artificiellement à travers un cœur-machine, l’ECMO.
Parce que, 18 jours avant, le cœur de Karèle Galaise-Séguin s’était arrêté de battre.
À 16 ans.
Un cœur de 16 ans.
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2002
Karèle et moi suivons des cours d’anglais le samedi matin. Un jour, après notre cours, elle m’invite chez elle.
Elle me présente à sa mère, à ses chats. Nous montons sur le toit du cabanon et nous nous racontons des histoires. Elle va chercher une éprouvette, la remplit de gomme de sapin, et y écrase un cheetos. Nous montrons la mixture à sa mère, en lui disant que c’est une cervelle d’oiseau.
***
À l’hôpital de Montréal pour enfants, Karèle ne m’entend pas, plongée dans le coma.
Je ne sais pas si elle sait que je suis là : je lui chatouille les avant-bras. Je lui mets des écouteurs et Blink-182 dans les oreilles.
Elle ne me regarde pas. Il y a de la gelée dans ses yeux.
Sa mère me parle d’hémorragie, d’une certaine pourriture, dans son corps.
Le 16 mai 2008, ils la débranchent.
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2006
Je suis la pianiste de notre école de filles. Karèle enlève son uniforme derrière la statue de l’église Notre-Dame, mais moi je garde ma jupe bleue marine, mes longs bas, et nous allons nous promener sur la rue Principale. Certains midis, nous restons à l’école et elle m’écoute jouer Crime of the Century.
***
Son amoureux est toujours près d’elle à l’hôpital. Il lui passe des chansons dans les oreilles, en espérant qu’elle aime ça, qu’elle se réveille, que les notes régénèrent ses organes pourris.
Il a brisé son cœur. Il a embrassé une autre fille deux jours avant que son cœur ne s’arrête, que sa jambe ne devienne bleue et qu’on la branche à l’ECMO.
Peur des fantômes
La nuit de sa mort, ses parents lui mettent des bas doux, qui sentent son parfum.
J’hérite de ses crayons gels, sa veste de jeans, du tome 1 des Chevaliers d’Émeraude, de son ensemble de couture et de son collier papillon.
Je ne pense pas à Dieu. Je porte des bracelets verts pour l’espoir.
Aux funérailles, je prononce un discours avec une amie. Personne ne comprend nos mots à travers nos voix brisées.
Mes amies et sa mère me disent qu’elles ont eu des signes d’elle, après. Une musique de flûte la nuit, un collier qui se brise, un fusible qui saute.
Moi, je n’en ai pas eu.
Je pense qu’il faut en vouloir pour en avoir, et qu’elle sait que j’ai peur des fantômes.
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***
Il y a 12 ans, ma meilleure amie est devenue un ange.
Il y a 15 ans, je lui ai fait lire mon premier roman, écrit dans un cahier Harry Potter.
Il y a 7 ans, je gagnais un concours d’écriture de Radio-Canada avec un texte inspiré de notre histoire, Les anges sont des fantômes.
Aujourd’hui, Karèle serait archéologue; elle aurait exploré le monde. Ses pieds auraient continué de danser, comme elle aimait tant faire.
Aujourd’hui, je regarde les nuages, et m’imagine parfois qu’elle est couchée dessus, bien.
Il y a 18 ans, ma nouvelle meilleure amie et moi inventions des cervelles d’oiseau en mélangeant des cheetos et de la gomme de sapin dans une éprouvette.
J’ai aujourd’hui l’infini pour l’aimer.