Il n’y a rien de normal [PHOTOS]

Une fillette dessine des chats dans une «classe-chambre».

BUCAREST — Avec ses murs de crépi et sa large cour où jouer au ballon, la bâtisse ressemble à n’importe quelle école. Mais dès qu’on arrive à l’intérieur, on voit qu’on est ailleurs.


Sur tous les murs, il y a des papiers collés avec des pictogrammes et des mots en ukrainien. Dans le hall d’entrée, pas de secrétariat, mais une flopée de bénévoles qui papillonnent.

L'école Ferdinand à Bucarest

Ce qui se passe ici est névralgique. Depuis la fin du mois de février, l’école Ferdinand de Bucarest a en quelque sorte été transformée en camp de réfugiés.  

C’est ici que peuvent venir se poser pour quelques jours les Ukrainiens qui ont fui leur pays défiguré par la guerre.  

Alexandra Chirila, mairesse adjointe pour le secteur deux de Bucarest.

Alexandra Chirila est mairesse adjointe pour le secteur deux de Bucarest. Elle nous fait visiter l’endroit aménagé en lieu d’accueil dans un temps record. 

«C’était une école désaffectée, parce qu’elle devait être rénovée. On a tout mis en place très rapidement et on a dû s’ajuster au fur et à mesure parce qu’on n’avait pas d’expertise là-dedans. La dernière fois qu’on avait accueilli des réfugiés sur notre territoire, c’était pendant la Deuxième Guerre mondiale», expose-t-elle. 

Un bruit de xylophone nous parvient du gymnase, où une poignée d’enfants jouent ensemble au badminton. Des adultes sont assis sur de petits sofas. Sur une table, des boîtes-repas, une caisse de fruits, des bouteilles d’eau, du thé et du café sont à la disposition des résidents temporaires.

Le gymnase de l'école sert de salle communautaire et d'aire de jeux.

«Ça, c’est la salle communautaire», résume Mme Chirila en expliquant que la municipalité assume une partie des frais, offre le logement et trois repas par jour aux réfugiés. Les dons des citoyens s’ajoutent et permettent d’acheter ce qui manque.

Alexandra Chirila devant la pharmacie.

Au deuxième étage, les vêtements de toutes tailles sont empilés. Des couches, du lait en poudre, du savon, de la nourriture pour animaux, du déodorant et différents produits d’hygiène débordent des tablettes. Des médicaments de base sont entreposés dans une armoire qui fait office de pharmacie. 

«Le conflit a débuté le 24 février, et cinq ou six jours plus tard, on accueillait déjà les premières personnes ici», illustre Mme Chirila.  

Il a fallu faire vite. Et bien. 

«Ce qui est assez remarquable, c’est le mouvement collectif qui s’est mis en place, poursuit-elle. Les bénévoles se sont multipliés, les dons aussi. Des traducteurs sont venus prêter main-forte. Des représentants de tous les partis politiques ont travaillé ensemble. C’est assez rare, ça, en Roumanie.» 

Le lieu de passage peut accueillir 300 personnes.

Une mère et son garçon circulent dans l'école.

«On appelle ça un centre de transition parce que les gens ne font souvent que passer, remarque Mme Chirila. Ils se posent ici pour un jour ou deux, avant de filer ailleurs en Europe, où ils ont parfois de la famille prête à les accueillir le temps qu’il faudra.» 

Ceux qui n’ont nulle part où aller sont redirigés vers un établissement où tout est prévu pour des séjours plus longs. 

«C’est déchirant de voir arriver les gens avec, parfois, un petit sac de plastique pour tout bagage. On sait que personne n’est ici par choix. Mais on fait de notre mieux pour que ce soit accueillant. Hier, par exemple, les bénévoles ont improvisé une petite fête pour l’anniversaire d’un enfant.» 

Des enfants, justement, il y en a beaucoup. Ils jouent, rient, pleurent, se font des amis. Ils continuent leur vie d’enfant, en somme. Pour ajouter de la normalité à cette situation d’exception, il faudra bientôt trouver une façon de leur permettre de reprendre l’école.  

«C’est l’un des grands défis qu’on voit se dessiner, parce qu’il n’y a pas assez de professeurs parlant l’ukrainien pour répondre aux besoins», dit Mme Chirila.

Les classes servent de chambres.

Dans le pavillon adjacent, les classes servent de chambres. Sous des murales fatiguées où brillent les princesses de Disney, des lits de camp et des matelas ont été déposés sur le sol.

Nikitina Liubov est au centre depuis quatre jours avec ses deux enfants de 6 et 8 ans, Lev et Marianna. Il lui a fallu prendre sept bus pour arriver jusqu’ici.  

Lev, le fils de Nikitina Liubov souffre d'une infection à l'estomac.

«C’était vraiment très long. Et ce n’était pas facile. J’ai l’impression que toutes les journées sont mélangées. Il n’y a rien de normal», mentionne la mère de famille.  

Elle pensait pouvoir aller chez une tante, en Italie, mais son petit garçon est malade. Une infection à l’estomac qui bouscule les plans.

Larissa discute avec la journaliste Karine Tremblay.

«Il faut attendre qu’il aille mieux avant de pouvoir partir», explique-t-elle.  

À côté de nous, sa fille et une autre fillette crayonnent au pastel. Sur le papier blanc, des chats colorés prennent forment. Peut-être l’animal de compagnie qu’elles ont dû laisser à la maison. 

Larissa partage la même «classe-chambre» que Nikitina. Elle ne veut d’abord pas nous parler.

Nick traduit en russe sur son téléphone pour le photographe Simon Séguin-Bertrand

«Ce qui se passe là-bas, c’est innommable. J’ai vu les avions passer au-dessus de nos toits et bombarder la maison juste à côté. Il y a des cadavres partout. Et imaginez seulement: un homme âgé dont la fille et la petite-fille sont mortes n’est pas en mesure de les enterrer dignement. Il les garde dans le frigo en ce moment. En attendant.»

Il y a de la colère dans la voix de Larissa. Et une fronde franche contre tout ce que fait éclater la guerre.  

«J’ai vu toutes sortes de choses. Les soldats russes brûlent leurs morts, assure-t-elle. Pour ne pas qu’il y ait de preuve quant au nombre de pertes humaines dans leurs rangs. Et ils font comme les nazis, vous savez. Leurs soldats doivent avancer vers le champ de bataille. S’ils veulent faire demi-tour ou déserter, les bataillons derrière eux les exécutent.» 

Pendant que sa mère raconte l’épouvantable et le tragique des derniers jours, Nick «discute» avec Simon, mon collègue photographe.

Nick utilise son téléphone intelligent pour traduire son témoignage.

Le jeune garçon de 11 ans parle russe. Mais son application de traduction permet une conversation à l’écran. 

«Nous sommes venus ici en bus, nous avons été obligés de quitter la ville pour être en sécurité», écrit-il.  

«Notre ville a été bombardée. Un village a été détruit. Nous sommes montés dans le bus lundi et nous sommes arrivés hier», poursuit-il. 

Marianna montre un dessin de chat à sa mère.

Dans son œil, une gravité. Dans ses mots, de la reconnaissance : «Nous sommes très heureux d’être venus dans cette ville. Nous nous sentons chez nous. Ici, les gens sont très gentils.» 

De l’extérieur, oui, l’établissement Ferdinand ressemble à n’importe quelle école. On y croise des fillettes avec des tresses, on admire des dessins de chats.

Et on apprend de petites leçons d’humanité.

Une fillette dessine des chats dans une «classe-chambre».

Ce reportage a été réalisé grâce à une bourse du Fonds québécois en journalisme international.