Mais je sais que si tu existais un jour, je t’aimerais à la folie.
La seule trace de ton existence réside dans mon imagination. Et si tu savais à quel point je t’ai imaginé depuis nombre d’années.
Je t’ai songé garçon, je t’ai songée fille, et tout ce qu’il y a entre les deux; je me suis même imaginé ma réaction si un jour tu m’apprenais que tu étais né-e dans le mauvais corps.
Je t’ai visualisé bébé naissant, poupon curieux, enfant enjoué et adulte bienveillant. Je t’ai vu astronaute, avocat, médecin, mais tu aurais pu faire ce que tu veux de ta vie, si je te l’avais donnée.
Car voilà, je n’ai jamais tranché clairement à savoir si je voulais ou si j’étais prête à devenir maman. Ta maman, plus précisément.
Je te dois tout de même une confidence: ces temps-ci, en toute sincérité, je ne regrette pas de ne t’avoir jamais mis au monde.
Parce que ce monde, ces jours-ci, est tout sauf joli. Il souffre de plus d’une façon.
Je serais malheureuse de te voir naître et grandir aujourd’hui, sur une planète à l’agonie.
Malgré les avertissements de la communauté scientifique depuis maintenant des décennies, encore trop peu d’efforts sont faits pour renverser la vapeur.
Avons-nous détruit notre monde de manière irréparable ? Plus on attend, plus ardu s’avérera le défi.
Et pourtant, la somme de nos efforts individuels ne parvient pas encore à contrecarrer les effets de la pollution de grandes corporations ni les dommages passés.
Je nous en veux, à ma génération et à toutes les précédentes, pour l’état dans lequel on laisse notre habitat aux prochaines.
Bien que les jeunes soient conscients des efforts à faire pour lui redonner un peu de sa santé, je crains parfois pour l’avenir, alors que la diversité des espèces et la beauté des paysages qui font de notre monde un joyau ne font que flétrir.
Le réchauffement climatique n’est que le symptôme de la nature qui se déchaîne et qui veut reprendre ses droits. Avec raison, elle nous rappelle qu’elle sera toujours plus forte que nous, qu’elle aura toujours le dessus et qu’il est vain de tenter de la dominer.
Il faudrait peut-être commencer à cesser de s’acharner et tenter de s’adapter à ce qui s’en vient.
Je serais malheureuse de te donner la vie pour ne faire de toi qu’un témoin de la guerre.
La guerre qui déchire des contrées lointaines, qui peuvent ne sembler avoir aucun impact sur toi, mais qui te rejoindront néanmoins au plus profond de ton être.
La guerre qui alimente notre peur, celle-là même qui nous prend au ventre et qui nous fait craindre la fin du monde à tout moment.
La guerre qui nous montre à la fois le pire et le meilleur de l’humanité, le plus beau et le plus laid de notre espèce.
La guerre qui défigure les hommes et qui laisse de profondes cicatrices tout autour d’eux.
Et tu sais, petit, la guerre d’aujourd’hui, ce n’est pas que des bombes et des missiles.
C’est une guerre de mots et de désinformation. Ce qui est vrai ne l’est plus et ce qui est faux est maintenant vrai.
On ne sait plus.
L’ennemi peut être partout. Il ne suffit plus de grand-chose pour se déclarer la guerre. Il suffit d’être en désaccord avec l’opinion de son voisin.
Je ne voudrais pas te mettre au monde dans un océan d’incertitudes.
Je suis contente de ne pas t’avoir encore mis au monde, parce que dans celui dans lequel je vis, les valeurs que je souhaiterais t’inculquer seraient immanquablement heurtées par ce qui s’y déroule actuellement.
Je vis à une époque où une poignée d’hommes, aussi riches et puissants qu’ils sont égocentriques, se permettent de jouer selon leurs propres règles du jeu tout en faisant fi des besoins et de la réalité du reste de l’humanité.
Je vis à une époque où certaines personnes ne connaîtront jamais certaines douceurs ou beautés du monde, tout simplement parce qu’elles sont accaparées par autrui et qu’il n’en restera pas assez pour leur permettre d’en profiter au moins une fois à leur tour.
Je préférerais te voir naître dans un monde où les inégalités sont moins douloureuses.
Alors, petit-e, ne vois-tu pas que tu es plus en sécurité dans mon imaginaire, là où rien ne pourra jamais t’arriver ?
N’y vois pas là une fatalité. Les choses pourront peut-être changer.
Si un jour tu venais à migrer de mon âme à mon ventre, sache que c’est parce que j’aurai entrevu une lueur d’espoir pour ton avenir.
Et là, je serai heureuse de te montrer toute la beauté du monde.
De notre monde.
Je n’ai pas, de mémoire, le souvenir de m’être déjà imaginée mère. J’ai certes joué un peu avec des poupées aux allures de nouveau-né, mais je me rappelle les avoir rapidement délaissées pour mes innombrables poupées Barbie.
Qu’elles aient été blondes, brunes, Blanches, Noires ou à l’effigie d’une célébrité ou d’une princesse de Disney, mes poupées représentaient ces femmes accomplies aux mille tenues et aux mille métiers, qui déjà, avaient des préoccupations à des lieues de la maternité. Les fringues, le travail, les accomplissements personnels et, bien sûr, leurs tribulations amoureuses avec les quelques poupées Ken que je possédais.
D’aussi loin que je me souvienne, je n’ai jamais été à l’aise avec les enfants.
Je ne savais pas comment tenir les bébés, par crainte de les blesser. Je figeais aux moindres pleurs, ne sachant pas comment réagir, inquiète d’avoir fait quelque chose de mal.
Je ne savais pas comment parler aux enfants. Je ne savais pas non plus comment jouer avec eux.
Mon tout premier emploi a été dans un camp de jour : je n’y suis pas retournée l’été suivant.
Et dire que pour d’autres, tout ça semble si naturel...
« Ça va finir par te rattraper ! » « Tu vas voir, le goût va te prendre éventuellement ! » « Ton horloge biologique finira par tourner. » « Si tu attends trop longtemps, tu vas regretter de ne pas l’avoir fait ! »
Tant de commentaires entendus au fil des années, comme si parce que physiologiquement et physiquement j’étais apte à devenir mère, j’allais finir par développer cette ardente envie d’enfanter innée à toutes les descendantes légitimes de Vénus.
À partir de la seconde moitié de la vingtaine, j’ai vu certaines de mes amies attraper cette fièvre de la maternité, certaines comblant ce désir assez rapidement, d’autres ressentant une grande détresse de ne pas y parvenir sur demande.
Pas moi. Bien qu’heureuse pour mes amies qui tombaient enceintes et compatissante pour celles qui souhaitaient ardemment leur emboîter le pas, toutes ces histoires de grossesse me laissaient plutôt de glace.
Je faisais des blagues. À qui voulait m’écouter, je disais que j’étais absente le jour de la distribution des utérus et de l’instinct maternel.
Si mon horloge biologique se mettait à tourner, j’allais appuyer sur « snooze ».
Le fruit ne tombe jamais loin de l’arbre.
Mes parents ne souhaitaient pas avoir d’enfant, ni un ni l’autre. N’eût été ma venue au monde, ils ne se seraient probablement jamais mariés ; ils ne seraient pas restés ensemble aussi longtemps avant de se quitter.
À l’adolescence, ma mère m’a déjà dit un jour que j’étais « le plus bel accident qui a pu lui arriver ».
À la même période, mon père m’avait dit que j’étais « le plus beau coup de cochon » qu’elle avait pu lui faire.
Qui disait vrai ? La réponse importe peu : je suis là aujourd’hui.
Très jeune, j’ai endossé inconsciemment le rôle de la mère de ma mère, à vivre dans la peur que l’irréparable ne se produise. À son décès, j’ai enfin pu commencer à vivre pour moi-même, à l’abri d’une épée de Damoclès qui m’avait empêchée jusque-là d’avancer.
Pas question de remettre une autre personne au centre de ma vie avant d’avoir vécu et accompli un certain nombre de choses.
La maternité et la féminité ont toujours été étroitement liées, si bien que pour beaucoup de gens, elles sont indissociables.
Si tu n’es pas mère, ou que tu ne veux pas l’être, tu ne peux pas être « complète ». Une pression inutile dont on se passerait bien. Un couteau dans la plaie de celles qui n’arrivent pas à concevoir et qui sont réduites à cette incapacité dont elles se seraient bien passées.
J’ai toujours trouvé que la maternité était auréolée de perfection comme s’il s’agissait de l’unique quintessence de l’existence féminine, amenant des attentes surréalistes sur cette expérience somme toute animale.
« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants » : c’est ainsi que beaucoup de contes de fées se terminent, mais rarement leurs auteurs nous ont laissés entrevoir leur vie de rêve une fois la marmaille dans le portrait.
Encore aujourd’hui, et à beaucoup d’endroits, la maternité est soit présentée comme un rêve éveillé, heureuse et sans anicroche (tant mieux pour celles dont c’est le cas), soit comme un cauchemar vécu par des femmes à bout et dénuées de ressources, trop souvent dépeintes comme des incompétentes parce qu’elles ne trouvent pas dans ce rôle l’épanouissement promis.
Rien entre les deux, alors que la réalité est colorée de multiples nuances. La maternité est le plus grand don de soi et d’amour : de grands sacrifices qui valent la peine, pour la plupart.
Je ne suis pas mère, mais j’admire celles qui le sont devenues. Certaines m’inspirent.
Je vis aussi la peur de ne pas être à la hauteur.
Il y a eu la pandémie.
Depuis un an, quelque chose me titille dans le ventre.
Ce besoin inexplicable d’avoir un projet plus grand que soi, de redonner à cette vie qui m’a tant choyée ces dernières années.
Le besoin de laisser une trace dans l’univers.
Sans compter cette lassitude d’être confiné chez soi et d’être privé du contact réconfortant de ceux qui nous sont chers. Un manque de chaleur humaine et un besoin d’aimer qui m’ont donné envie d’agrandir ma bulle familiale pour épancher ce trop-plein d’affection.
Est-ce là le signe que les aiguilles de mon horloge se sont mises à avancer ? Je l’ignore, tout comme j’ignore encore si je succomberai au tic tac.
En attendant, j’ai adopté un chien.