Le président de l’Association des médecins omnipraticiens d’Yamaska (AMOY), Dr Jacques Bergeron, a également été à la tête du conseil d’administration du Programme d’aide aux médecins du Québec (PAMQ) au cours des deux dernières années. Il constate quotidiennement le ressac de la pandémie sur les troupes.
«Beaucoup de nos collègues sont à terre, affirme-t-il. La crise sanitaire est dure et demande beaucoup d’adaptation à de nouvelles façons de faire, des consignes changeantes et du matériel [de protection] parfois insuffisant. Des médecins sont inévitablement exposés au virus. Plusieurs ont été malades. (...) Le portrait n’est pas très reluisant.»
Les statistiques du PAMQ sont éloquentes. En 2020-2021, 2062 omnipraticiens et spécialistes ont reçu de l’aide d’un médecin-conseil via le programme. Il s’agit d’une augmentation de 28 % comparativement à l’année précédente. De plus, 89 médecins ont sollicité du soutien pour un collègue, alors que 13 groupes de médecins ont demandé de l’aide.
«On reçoit bien souvent en une semaine des demandes d’aide équivalant à un mois auparavant», résume le Dr Bergeron.
Le Dr Patrick Laplante pratique à la fois en clinique et à l’hôpital de Granby. Le récent suicide de sa collègue, la Dre Karine Dion, l’a fortement ébranlé. Il estime que ce drame n’est que «la pointe de l’iceberg».
«Ce ne sont pas tous les médecins qui ont des idées noires, mais plusieurs sont à fleur de peau. (...) La charge mentale est très grande. On a beau être médecin, on demeure humain.»
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Même constat du côté de la Dre Nathalie Beaumont, qui pratique également en cabinet à Granby. « Il y a de l’épuisement. C’est généralisé. (...) Ce qu’il faut aux troupes, c’est de l’espoir. En ce moment, on travaille au-dessus de nos capacités. »
Beaucoup de pression
La pression sur les épaules des médecins est un facteur prépondérant de leur détresse. Selon le président de l’AMOY, les derniers soubresauts de Québec accentuent le phénomène.
«Le stress était déjà accru, et ça s’est amplifié avec la pandémie. Pour ajouter à ça, on a la pression du gouvernement qui traite les médecins de famille de paresseux [et laisse entendre] qu’ils devraient en faire plus, déplore le Dr Bergeron. Il y a aussi la menace d’une loi spéciale qui nous pend au bout du nez.»
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Les départs à la retraite de plusieurs médecins au cours des dernières années pèsent aussi lourd dans la balance. «Quand un médecin qui a plus de 2000 patients quitte la pratique, ses collègues tentent d’en prendre le plus possible. Mais quand, dans une même clinique, tu as deux ou trois départs assez rapprochés, ça devient presque insurmontable», fait valoir le Dr Laplante.
Les patients orphelins qui s’accumulent sur les listes d’attente pour un médecin de famille font ainsi grimper le sentiment d’impuissance des omnipraticiens, ajoute-t-il. Cette réalité est loin d’être marginale. À titre d’exemple, en quelques mois, le guichet d’accès pour avoir un médecin dans le réseau local de services (RLS) de la Haute-Yamaska est passé de près de 5000 personnes à environ 12 000.
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Changement de paradigme
Dès les balbutiements de leur carrière, les médecins ont à cœur les patients qu’ils suivent à l’hôpital ou en clinique. «C’est ce que l’on apprend. Ça fait partie de notre façon d’être, de penser. C’est difficile de se déprogrammer», affirme le Dr Laplante.
C’est pourtant ce que les médecins de famille devront faire au cours des prochaines années, croit-il. «Il doit y avoir un changement de paradigme. Les [patients] orphelins ont aussi le droit d’être vus. On doit donc trouver l’équilibre entre nos patients et les autres. Ça se traduira par moins d’accessibilité pour les personnes qui ont déjà un médecin.» Le président de l’AMOY abonde dans le même sens.
Les deux omnipraticiens estiment également que des changements majeurs dans le mode de fonctionnement des médecins sont incontournables pour accroître la prise en charge de patients. Ce qui aura pour incidence de «faire baisser la pression dans le système de santé», dit le Dr Laplante.
Le principe de rémunération mixte, «par capitation», que veut mettre de l’avant le gouvernement Legault, est au cœur de cette transformation. Il s’agit en fait de calculer le revenu des omnipraticiens en fonction du nombre de patients pris en charge, tandis qu’une petite partie de leur rémunération demeurerait selon le mode actuel, à l’acte.
Or, pour que l’équation fonctionne, du personnel de soutien sera nécessaire, notamment des infirmières qui feront un premier tri lors de l’ouverture de dossiers en clinique pour accélérer la cadence. Le président de l’AMOY met toutefois un bémol.
«En pleine pénurie d’infirmières, où pourra-t-on les recruter ? (...) Il ne faudrait pas déshabiller Pierre pour habiller Paul.»
Une relève au compte-gouttes
La détresse des médecins vient de plusieurs sources. La pénurie d’omnipraticiens pour le nombre de patients en fait partie. Dans la région, le recrutement se fait à petite dose, alors que les besoins sont criants, déplore la Dre Nathalie Beaumont.
Le réseau de la santé en Estrie est sous pression depuis plusieurs années. Le CIUSSS tente de colmater les brèches, mais l’hémorragie est trop vive, de sorte que des milliers de patients sans médecin de famille dans la région ne savent plus à qui s’adresser pour obtenir des soins.
Le poids retombe donc sur les épaules des omnipraticiens, qui essaient de garder la tête hors de l’eau. Le problème est en grande partie attribuable à la «mauvaise gestion et planification» en haut de la pyramide, à Québec, fait valoir Dre Nathalie Beaumont.
En un an et demi, trois médecins sur un total de huit ont quitté la Clinique centrale à Granby, où pratique l’omnipraticienne. L’un d’eux est à la retraite. Le Groupe de médecine de famille (GMF) a un urgent besoin de relève. Mais la Dre Beaumont a les mains liées.
«J’ai rencontré cet été une quinzaine de candidats qui sont finissants en médecine familiale, mentionne-t-elle. On a besoin d’eux, mais je ne serai pas capable de les asseoir dans nos bureaux pour y travailler, malgré leur intérêt.»
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Un message qui ne passe pas
En fait, cette réalité découle des plans régionaux d’effectifs médicaux, les PREM. Ceux-ci servent en fait de balises pour attribuer les médecins par secteurs, tant ceux qui commencent dans la profession, que l’on nomme «nouveaux facturants», que ceux qui pratiquent déjà.
Or, c’est le ministère de la Santé qui tient les guides. Le département régional de médecine générale du CIUSSS de l’Estrie fait donc ses demandes d’effectifs par territoire à Québec, qui prend ensuite la décision finale.
Pour l’ensemble de l’Estrie, 14 nouveaux facturants et 11 médecins déjà en pratique pourront être recrutés. Plus spécifiquement, le réseau local de services (RLS) de la Haute-Yamaska aura droit à un nouveau facturant et trois omnipraticiens déjà en fonction, tandis que dans le RLS de La Pommeraie, on pourra avoir un médecin en début de carrière et deux médecins expérimentés.
«On a beau fournir, année après année des preuves, des analyses prouvant que nos besoins sont grands, si on perd cinq médecins par année à Granby, on doit les remplacer. (...) Mais, quand on voit les PREM, on constate bien que le message ne passe pas», clame la Dre Beaumont.
«Nous sommes très organisés et efficaces, donc gardons d’excellents chiffres de productivité. [Mais nous sommes] pénalisés à cause de nos bonnes notes, indique-t-elle. Nos régions sont super intéressantes pour les jeunes, des couples de médecins entre autres, mais le gouvernement nous fait mourir à petit feu.»