À ce moment, Seinfeld entamait la série culte qui l’a fait connaître au monde entier et faisait encore la tournée des comédie clubs. Dans les années précédentes, il avait fait plusieurs apparitions remarquées dans les émissions de fin de soirée de Johnny Carson et de David Letterman, et HBO lui avait consacré une émission spéciale d’une heure.
Bref, il tissait déjà sa légende. Alors, dans la loge de la salle de spectacle, Brad Isaac n’a pas pu résister. Il a demandé à Seinfeld s’il avait des trucs à donner à un jeune humoriste.
Seinfeld lui a raconté qu’il se forçait à écrire une blague par jour, et qu’il notait son assiduité sur un énorme calendrier qui contenait une année au complet sur une page. Chaque jour où il s’assoyait pour écrire des blagues, il inscrivait un grand X rouge sur ce jour-là.
«Après quelques jours, tu obtiendras une chaîne, a dit Seinfeld au jeune humoriste. Continue et la chaîne va grandir chaque jour. Tu vas aimer voir la chaîne, surtout quand tu vas avoir atteint quelques semaines. Ton seul travail après c’est de ne pas briser la chaîne.»
«Ne brise pas la chaîne», a répété Seinfeld.
Brad Isaac est finalement devenu développeur de logiciels, une tournure d’ailleurs très seinfeldienne. Mais dans un article publié il y a quelques années sur le site Life Hacker, Brad Isaac racontait qu’il avait amplement utilisé la technique de Seinfeld dans sa vie et dans sa carrière, par exemple pour faire de l’exercice ou pour apprendre la programmation.
J’ai remonté le fil de cette histoire, cette semaine, après avoir lu le livre How to Change : The Science of Getting from Where You Are to Where You Want to Be (Comment changer : la science pour aller de l’endroit où vous êtes à l’endroit où vous voulez être) de Katy Milkman, une économiste américaine qui est professeure à la Wharton School de l’Université de Pennsylvanie.
Katy Milkman, qui anime le fascinant podcast Choiceology, est une spécialiste en sciences du comportement. Elle a consacré sa carrière à essayer de comprendre comment les gens peuvent changer de manière durable. Son livre, qui vient de paraître, regorge d’astuces scientifiques pour nous aider à faire les changements qui comptent pour nous.
C’est très dur de changer, écrit Katy Milkman. On promet de se remettre en forme, de mieux manger, de se coucher de bonne heure et d’augmenter notre productivité au travail. Mais au bout de quelques semaines, ces résolutions s’effondrent.
Pourquoi? Pas parce qu’on manque de volonté. Non, souvent, c’est parce qu’on a la mauvaise stratégie, estime Katy Milkman.
Dans un des chapitres, la chercheuse nous explique comment on peut vaincre la tendance de notre cerveau à prendre le chemin de la moindre résistance — une tendance mieux connue sous le nom de «paresse». Et elle donne l’exemple de la stratégie du calendrier de Jerry Seinfeld.
Ce genre de suivi des progrès fonctionne pour plusieurs raisons, explique Katy Milkman. Suivre l’évolution d’un comportement permet d’abord de ne pas l’oublier. Et à force de le répéter, il passe au stade d’habitude, c’est-à-dire que le comportement s’enclenche automatiquement, sans qu’on soit obligé de fournir autant d’effort mental qu’au début.
Le suivi est aussi une façon de se rendre des comptes à soi-même, ce qui nous motive à continuer. «Quand vos succès et vos échecs vous sautent au visage, difficile de ne pas vous sentir fier quand vous accomplissez ce que vous visez, et un peu honteux quand ce n’est pas le cas», écrit Katy Milkman.
La recherche montre qu’il suffit d’une courte interruption pour faire dérailler une habitude qu’on s’efforce d’adopter, note Katy Milkman. Contemplant son calendrier, Seinfeld acquiescerait sans doute à cette mise en garde. «Surtout, répéterait-il, ne brise pas la chaîne.»
«Ne brise pas la chaîne.»