Une loi désuète sur le jeu

Les bars où se tiennent des tournois de poker où il faut payer une somme quelconque pour jouer pourraient théoriquement tomber sous la définition de maisons de jeux.

Jazzy, sexy, le poker sur table gagne en popularité dans les bars du Québec. À la télévision, les gagnants deviennent des vedettes, et de nombreux artistes en sont adeptes. Le hic, c'est qu'il s'agirait d'un crime dans bon nombre de cas. Un crime pour lequel on peut être emprisonné. Mais un crime pour lequel les autorités n'interviennent pas.


Jeudi soir, 19h. Le stationnement est plein. C'est la soirée du poker à 10$ dans ce bar populaire de la rue Principale, à Granby. À l'intérieur, une vaste section est consacrée aux joueurs de Texas Hold'em. Sur le tapis vert des tables de billard, les jetons de couleur vont et viennent. Les joueurs sont concentrés sur les cartes, mais l'ambiance est bonne. Entre deux mises, on salue les amis, on discute. On boit un peu. Mis à part quelques visages plus sérieux, on s'amuse, insouciants. Pourtant, tous pourraient être emprisonnés si le Code criminel était appliqué à la lettre, ce qu'aucune autorité n'ose faire pour l'instant.

 

Et le scénario se répète pratiquement tous les soirs dans une demi-douzaine de bars de Granby, comme un peu partout ailleurs au Québec, d'ailleurs. Les cagnottes peuvent être alléchantes et s'élever à 1000$, voire 2000$, dans certains tournois.

Si les autorités n'interviennent pas, c'est que la loi sur les maisons de jeu, qui régit notamment le poker sur table, date du début du siècle et serait mal adaptée aux réalités actuelles et aux valeurs de la société contemporaine, disent des juristes.

«L'un des gros problèmes avec ça, c'est que nous avons toujours dit que le Code criminel reflète les comportements que notre société n'accepte pas. Donc, pour qu'un comportement soit un crime, il faut que ce soit inacceptable. Mais dans une société où l'État gère des casinos et où, à tout bout de champ, on nous montre des tournois de poker à la télévision, peut-on dire que ces articles du code criminel reflètent nos valeurs comme société?» questionne l'avocate et professeure de droit à l'Université McGill, Me Isabel Schurman. «Nous avons un gros problème à résoudre», marque-t-elle.

«Mais en même temps, on a ces articles du Code criminel qui datent de très longtemps, poursuit-elle. Ils ont été rédigés pour protéger les gens contre les pertes d'argent dans ce genre d'activités. Mais, à l'époque, on ne voyait pas, en même temps, ces jeux gérés par l'État. On a un double discours aujourd'hui.»

«Mais il serait absurde d'arrêter tout le monde, poursuit-elle. Aujourd'hui, il y a des joueurs qui sont tout aussi vulnérables et même plus (quant à la possibilité de perdre de l'argent) face aux jeux de Loto-Québec, comme les loteries vidéo, qui ne sont pas, elles, illégales.»

Règle générale

Comme jeu de hasard, le poker est régi par l'article 201 (1) du Code criminel qui stipule que «est coupable d'un acte criminel et passible d'un emprisonnement maximal de deux ans quiconque tient une maison de jeu». Les joueurs et les personnes qui se trouvent sans excuse légitime dans une maison de jeu sont aussi coupables d'une infraction punissable, prévient l'alinéa 2 du même article. Les bars où se tiennent des tournois de poker où il faut payer une somme quelconque pour jouer pourraient tomber sous la définition de maisons de jeux parce que le tenancier, en accueillant des joueurs, même s'il ne leur réclame pas argent, en tire des gains indirectement en vendant plus d'alcool.

La seule exception pourrait être les tournois de la Ligue des tournois de poker du Québec (LTPQ), quoique la chose n'est pas officiellement admise par Québec. «On a présenté notre système de jeu au ministère de la Sécurité publique du Québec et on leur a dit qu'on allait arrêter si on disait que c'est illégal. Ça fait plusieurs années et ils ne nous ont rien dit encore», affirme Renaud Poulin, de la Corporation des propriétaires de bars et tenanciers du Québec, qui est associée à la LTPQ.

Selon Me Schurman, cette ligue serait légale parce qu'aucune somme n'étant exigée des joueurs, ceux-ci ne risquent pas de perdre de l'argent. Elle doute donc que ce soit illégal. Les joueurs se classifient plutôt par le biais d'un système de pointage, et le meilleur reçoit des prix, dont plusieurs sont des commandites.

Pour le reste, les tournois et les «cash games» (voir texte en page 2), le tout serait illégal (sauf dans les établissements de Loto-Québec), et les propriétaires, comme la police, le savent. «C'est illégal, reconnaît le copropriétaire d'un bar de la rue St-Charles Sud, à Granby. Il n'y a pas plus illégal que ça.» Son établissement accueille chaque semaine une vingtaine de joueurs de poker. La police de Granby n'intervient pas? «Non, ils ne feront rien tant qu'ils n'auront pas l'ordre d'agir de plus haut», dit-il.

«La loi, dans la façon dont elle est rédigée, peut laisser place à interprétation. On ne commentera pas l'application de la loi aujourd'hui», a indiqué le porte-parole de la Sûreté municipale Guy Rousseau. À la suite de l'appel de la Voix de l'Est, le service de police municipal a affirmé avoir demandé un avis juridique sur la loi. «Ils vont regarder ça. On attend les directives», dit M. Rousseau.

«On a l'impression qu'aucun gouvernement ne veut agir là-dessus», affirme pour sa part Renaud Poulin.

Or la question pend depuis 2007 au ministère de la Sécurité publique. Ce dernier avait indiqué dans les médias avoir entrepris des démarches afin de statuer sur la légalité du phénomène du poker dans les bars, alors à ses débuts, mais rien ne semble avoir été décidé jusqu'à présent. Questionné sur l'application de la loi, le Ministère a référé l'auteure de ces lignes à la police.

Autre texte sur ce sujet dans La Voix de l'Est de samedi.